Commission de dialogue judéo/catholique-romaine de Suisse
Svizzera 02/03/2006
IndexIntroduction
Adrian Schenker
L’Autre dans la Bible hébraïque: le Décalogue sous la lumière de la loi du Shabbat
Benedict Thomas Viviano
L’Autre dans le Nouveau Testament
Simon Lauer
L’Autre dans l’ancienne pensée judaïque
Jean Halpérin
La relation à l’Autre
Ernst Ludwig Ehrlich
La télérance envers l’étranger dans la Bible hébraïque et le Judaïsme
Verena Lenzen
Conservation de soi et ouverture à l’Autre
A propos du dialogue judéo-chrétien
Rudolf Stichweh
L’étrangeté dans la société mondiale : indifférence et sympathie minimale
Présidence et membres de la Commission de dialogue judéo/catholique
romaine de Suisse (CDJC)
Introduction
דעלך סני לחברך לא תעביד.
זו היא כל התורה כולה ואידך פירושה הוא זיל גםור.
Ce qui est détestable pour toi, ne le fais pas à ton prochain. C'est là toute
la Loi, le reste n'est que commentaire.
Va et apprends.
(Talmud babylonien, Shabbat 31a)
La règle d’or de Hillel le sage définit, dans le Judaïsme, la relation interpersonnelle
et sert également de référence à d’autres cultures et religions pour définir humanité
et sagesse. Le devoir d’aimer le prochain et l’étranger, tout comme le commandement
de prendre soin de la veuve, de l’orphelin, du pauvre et de l’étranger sont
soulignés dans la Bible hébraïque, dans la littérature rabbinique et dans le Nouveau
Testament. Mais quelle est la signification de l’ « Autre » dans les sources judaïques
et chrétiennes ? Est-il ami, camarade, voisin, frère, prochain, étranger ou
ennemi ? Dans la Bible et la littérature rabbinique, l’ « Autre » n’apparaît pas encore
au sens de la philosophie judaïque moderne qui comprend l’ « Autre »
comme un « Mitmensch » (littéralement « homme avec » qui je suis) au sens éthique
et religieux (Hermann Cohen), comme l’ « Autre » qui m’empêche de tuer
(Emmanuel Levinas), comme le « toi », qui constitue mon moi (Franz Rosenzweig;
Martin Buber). Les traditions bibliques et pré-judaïques concordent cependant avec
la pensée contemporaine qui comprend le terme « face à l’Autre ».
Seules la connaissance et la reconnaissance de l’ « Autre » conduisent, dans le
domaine interreligieux, à une perception différenciée du judaïsme par les chrétiens
et du christianisme par les juifs.
L’essai ici présent de L’image de l’Autre est basé sur un échange de réflexions de
la commission de dialogue judéo/catholique-romaine de Suisse et d’une conférence
tenue les 21/22 mars 2004 en collaboration avec la maison Lassalle à Bad
Schönbrunn. Nous remercions tous les intervenants et invités de leurs observations
et réflexions.
La thématique de l’Autre et de l’étranger suscite actuellement un intérêt croissant
dans les différentes sphères de la société, en politique, dans l’art et les sciences.
Nous ne pouvons qu’effleurer cette problématique. La science biblique, judaïque,
interreligieuse, philosophique et sociologique jette un regard sur des images de
l’ « Autre » et des facettes de l’étrangeté et pose la question de leur validité actuelle.
Dans ce cadre, il était hélas impossible d'étudier la question en considérant
toutes ses dimensions notamment sous les perspectives de la science politique, de
la recherche sur l’antisémitisme, de la psychologie, de la question féminine et des
religions mondiales. Nous espérons toutefois que l’image esquissée de l’Autre
trouve une résonance sur la place publique et serve de référence auprès des communautés
et des écoles juives et chrétiennes.
L’année 2005 est placée sous le signe du souvenir et de la mémoire.
La seconde guerre mondiale a pris fin il y a 60 ans. Le mouvement de construction
du dialogue judéo-chrétien est né dans l’ombre de la Shoah, de la persécution et de
l’extinction du judaïsme européen. Il s’établit sur la connaissance, la compréhension
des autres religions et la réconciliation entre judaïsme et christianisme. Avec
la Déclaration conciliaire Nostra aetate, expliquant sa position face aux religions
non-chrétiennes, l’Eglise catholique a amorcé, lors du Concile Vatican II il y a 40
ans, le retour et le renouvellement des relations avec le peuple juif, le judaïsme et
Israël. En Allemagne, l’Eglise évangélique se souvient surtout de la décision synodale
rhénane Le renouvellement des relations entre chrétiens et juifs il y a 25 ans.
Du point de vue judaïque, l’explication Dabru Emet (« Parlez la vérité ») a généré
voici 5 ans des impulsions pour un dialogue théologique entre juifs et chrétiens.
La commission de dialogue judéo/catholique-romaine de Suisse (CDJC) a été créée
il y a 15 ans. Elle rassemble des scientifiques et des personnes engagées dans le
dialogue judéo-chrétien. Des informations sur les actualités et publications juives
et chrétiennes, des réactions à des événements politico-sociales, des discussions
autour de thèmes religieux et philosophiques traitant du judaïsme et du christianisme
font partie des missions et des buts de la CDJC. Les publications préparées
par la CDJC, Antisémitisme: péché contre Dieu et l’humanité (1992); Déclaration
de la Conférence des évêques suisses sur l’attitude de l’Eglise catholique en Suisse
à l’égard du Peuple juif pendant la 2ème Guerre mondiale et aujourd’hui (2000);
Déclaration sur le terrorisme et la violence (2002), ont été largement répandues.
Pour l’encouragement de la présente publication, nous remercions vivement les
préposés de la CDJC, le Prof. Alfred Donath et Mgr Kurt Koch, la Fédération
suisse des Communautés israélites (FSCI) et la Conférence des évêques suisses
(CES).
A une époque confrontée au phénomène de l’antisémitisme, du racisme et de la
haine de l’étranger, nous poursuivons la voie du respect mutuel et de la compréhension
du judaïsme et du christianisme. Nous exprimons à l’Autre notre reconnaissance.
L’image de l’Autre ne peut être qu’une esquisse, car finalement ces images sont
susceptibles de laisser un espace à l’insaisissable, cette étincelle vivante et divine
en l’Homme. L’écrivain Max Frisch a transféré la problématique de l’interdiction
de se faire une image de ses valeurs culturelles et théologiques à la sphère humaine
et psychologique:
« Ne te fais pas d’image », il est dit, de Dieu. Cela pourrait aussi être valable dans
ce sens: Dieu vit dans chaque homme, et c’est ce qui est insaisissable. C’est une
transgression que nous commettons presque sans cesse et qui nous est infligée à
notre tour - Excepté lorsque nous aimons.
Pour la Commission de dialogue judéo-chrétien :
Prof. Ernst Ludwig Ehrlich, co-président
Prof. Verena Lenzen, co-présidente
Adrian Schenker
L’Autre dans la Bible hébraïque: le Décalogue sous la lumière de la loi du
Shabbat
1. Introduction et procédé: un passage concret
Un concept si vaste et abstrait comme l’ « Autre » n’est jamais vraiment thématisé,
même dans la Bible. Il s’agit donc de rassembler des idées ou des formes de
l’ « Autre » à partir d’un volume d’énoncés bibliques concrets, tel un tailleur de
pierre qui travaille une sculpture à partir de son matériau. La voie la plus simple
pour atteindre ce but est le choix d’un passage représentatif qui offre une vision de
la relation à l’ « Autre » dans la Bible hébraïque.
Il est important de choisir un paragraphe qui soit d’une signification reconnue dans
la Bible même. Pour plusieurs raisons, le Décalogue et, dans ses lignes, le commandement
du shabbat, représente depuis toujours un passage remarquable de
l’Ecriture. Voici donc les versets choisis en Ex 20,8-111:
8. Souviens-toi du jour du sabbat, pour le sanctifier.
9. Six jours tu travailleras, et tu feras toute ton oeuvre ;
10. mais le septième jour est le sabbat [consacré] à l’Éternel, ton Dieu : tu ne
feras aucune oeuvre, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, [ni] ton serviteur, ni ta
servante, ni ta bête, ni ton étranger qui est dans tes portes.
11. Car en six jours l’Éternel a fait les cieux, et la terre, la mer, et tout ce qui
est en eux, et il s’est reposé le septième jour ; c’est pourquoi l’Éternel a
béni le jour du sabbat, et l’a sanctifié.
2. Développement en sept étapes d’interprétation
2.1 Manière de l’interprétation
La signification suivante renonce expressément au choix et à l’exposition de
l’histoire. De telles études existent.2 Le contexte historique vient évidemment s’y
1 Les quatre et vingt livres de la Sainte Ecriture. Selon les textes massorétiques. Sous la plume du Dr.
Zunz traduit par H. Arnheim, Dr. Julius Fürst, Dr. M. Sachs (Berlin: édition von Veith & Comp., 1848),
71.
2 Choix bibliographique: J. H. Stamm, Der Dekalog im Lichte der neueren Forschung. 2., édition revue
et augmentée (Bern-Stuttgart: Verl. Paul Haupt, 1962); J. H. Stamm, M. E. Andrew, The Ten Commandments
in Recent Research (Studies in Biblical Theol., 2nd Series, 2; London: SCM Press, 1967);
Sch. Ben-Chorin, Die Tafeln des Bundes. Das Zehnwort vom Sinai (Tübingen: Mohr, 1979);
F. Crüsemann, Bewahrung der Freiheit. Das Thema des Dekalogs in sozialgeschichtlicher Perspektive
(Kaiser Traktate, 78; München: Kaiser Verl., 1983); B.-Z. Segal, Hrsg., The Ten Commandments in
History and Tradition (Publications of the Perry Foundation for Biblical Research: The Hebrew University
of Jerusalem; Jerusalem: Magnes Press, 1990); D. N. Freedman, The Nine Commandments. Ungreffer.
L’interprétation rendue ici, plutôt ébauchée, repose sur la supposition que
toute déclaration concrète indique, au-delà de sa signification première, un état de
fait général connu par notre propre expérience. La parole de l’Ecriture l’éclaire
d’une façon nouvelle pour nous le rendre mieux perceptible.
2.2 Saints
Le mot indique un « Autre » divin, qui prend une partie de mon temps. Or mon
temps est ma vie, parce que temps et vie sont à la fois co-extensibles et se rassemblent.
Je ne suis pas le maître unique de mon temps et donc de ma vie. Le divin
« Autre » peut en percevoir un tribut et je dois le payer.
Je voudrais prendre le mot Shabbat dans le sens de l’ancien mot allemand: « fêter
», laisser reposer le travail. C’est la plus ancienne signification du Shabbat. Il
est au sens de l’histoire de la religion un jour tabou, interdit pour le travail et aussi
pour allumer le feu (Ex 35,3).
Quel est le lien entre les deux ? Travailler et allumer le feu – les deux transforment
le monde. Le jour du shabbat, le monde retourne à son point de départ, avant que le
créateur ne le confie à la gestion de l’homme. Il est restitutio in integrum ou mieux
encore: restitutio originis. L’origine s’enfonce dans l’activité du temps, l'efface et
nous devons nous y soumettre et lâcher prise. La sanctification du jour du shabbat
nous relie aux origines de notre création qui serait oubliée si nous n’avions pas cet
arrêt imposé. La contemplation du souvenir de notre origine et l’expression de
notre reconnaissance se trouvent précisément dans la sanctification du temps. Notre
origine, différente de nous-même, représente l’ « Autre » dans cette illustration.
2.3 Travail, ouvrage
« Travail, ouvrage » signifient productivité et gain. L’ « Autre », le monde, est plus
que l’usage qu’on en retire. Son sens ne s’épuise pas dans son utilité.
Le travail participe à la productivité de la nature, à la multiplication des fruits, des
choses, des biens dont nous assumons la propriété, des marchandises. Sans cet
apport des forces de croissance de la nature lié à toute forme de travail, l’ouvrage
humain est impossible et irréalisable. Le travail est par conséquent toujours une
bénédiction, parce que la bénédiction est une multiplication offerte, et non produite,
de vie, de fruits et de marchandise. Il est également un espoir concret, parce
que personne ne travaillerait sans en attendre un rendement. En lui se matérialise
une bonne partie de la dynamique de la vie.
covering the Hidden Pattern of Crime and Punishment in the Hebrew Bible (New York: Doubleday,
2000).
Mais il est limité. Il rend aveugle pour tout ce qui se trouve en dehors de son
champ. Le profit exerce un pouvoir tyrannique sur les travailleurs. Travail et ouvrage,
aussi créatifs soient-ils, menacent la liberté. Afin que l’ « Autre », qui
n’apporte ni gain ni rendement, ne soit pas oublié, voire rejeté et détruit, la délimitation
du travail est donc indispensable.
2.4 Toi, ton fils et ta fille
« Toi et ton fils et ta fille »: ces trois catégories de personnes définissent l’individu
ainsi que sa communauté directe (parenté). Celle-ci représente davantage que le
potentiel de travail contenu en elle.
Nous avons toujours remarqué que ce texte ne mentionne pas la femme et la mère
du paterfamilias israélite. La seule explication satisfaisante, parmi d’autres, tient au
fait que la femme ne doit en aucun cas travailler dans une position inférieure à
celle de l’homme, non seulement le shabbat, mais également les autres jours de la
semaine.3 Cette libération de la femme du processus de travail est un signe de la
richesse et ainsi de la bénédiction des familles israélites en Terre promise. Pour la
femme, c’est tous les jours shabbat.4
Le processus de travail doit s’arrêter pour certaines personnes bénéficiant d’une
position et d’une dignité particulières. L’ « Autre » appartient, selon les circonstances,
à un autre rang que nous-mêmes. L’exception peut être contenue dans la notion
de l’ « Autre ». Il doit accueillir ce que nous et d’autres ne peuvent accueillir.
2.5 Ton valet et ta servante, l’étranger dans tes portes
Ces catégories comportent des hommes pris en tant que forces de travail et sources
d’énergie. Ils représentent toutefois toujours davantage que cela, même s’ils
n’appartiennent pas au même groupe (famille, peuple, Etat etc.). Ils ont droit au
repos, car celui-ci renferme une autre raison d’être que la performance et la productivité.
La liberté sur une partie du temps du shabbat est un droit. Repos et liberté
s’assemblent, tout comme l’exprime le langage quotidien: « Nous avons congé ».
La liberté est par conséquent un droit fondamental qui ne doit jamais ni être perdu
ni repris. L’ « Autre » doit pouvoir « utiliser » en partie sa liberté. Sa liberté manifeste
sa différence.
3 A. Schenker, "Der Monotheismus im ersten Gebot, die Stellung der Frau im Sabbatgebot und zwei
andere Sachfragen zum Dekalog", A. Schenker, Text und Sinn im Alten Testament. Etudes de textes
historiques et bibliques (OBO 103; Fribourg Suisse: Editions de l’Université; Göttingen: Vandenhoeck
& Ruprecht, 1991), 187–205, 194–197.
4 Pr 31,10–31 ne va pas en sens contraire, mais milite pour cette signification parce que la femme
vertueuse dirige ici un ménage important et fait du commerce, ce qui s’oppose à un travail soumis
d’exécutante comme celui du personnel de service et des animaux domestiques.
2.6 Et ton bétail
Les créatures animales représentent davantage que l’utilité qu’elles apportent et
symbolisent plus que la propriété de celui qui en a le pouvoir. Puisqu’elles dépendent
de leur propriétaire, celui-ci leur doit l’espace de liberté qui limite son droit de
propriété. Bien que l’homme leur soit supérieur, la création soumise a droit au
repos qu’il se doit de leur donner. La relation entre les deux ne doit pas être définie
par le pouvoir effectif du propriétaire.
Job 39 parle d’une valeur des animaux autre que celle de leur simple utilité pour
l’homme. Leur beauté et leurs jeux amusants constituent sans aucun doute des
attributs précieux, sans utilité directe pour l’homme : l’animal est un animal ludens.
2.7 Ciel et terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent
Le ciel, la mer et son contenu demeurent ces domaines d’espace retirés à l’homme.
Ce dernier n’est donc pas la mesure du cosmos. Le monde n’est pas qu’un monde
humain; il est l’ « Autre », plus grand que lui-même. Les hommes n’ont pas l’accès
intégral de la maison de l’univers. Ses dimensions l’en empêchent: l’univers est
l’ « Autre » dans le sens de l’inaccessible et de l’inatteignable en espace et en
temps.
2.8 Bénir
Force de vie, épanouissement, protection, santé, paix se retrouvent dans la bénédiction.
Ces éléments ni ne se produisent ni ne se marchandent. Ils sont des dons pour
lesquels nous sommes tributaires des autres. Nous sommes reconnaissants envers
l’ « Autre », envers les Autres. La bénédiction est cette essence de vie dont nous
dépendons mais que nous devons accepter comme un cadeau. La bénédiction devient
l’ « Autre » sans qui la vie est inconcevable.
3. Observation: l’ « Autre » en tant qu’ennemi
Compte tenu du poids important conféré au conflit du Proche-Orient dans le dialogue
judéo-chrétien et la lutte contre l’antijudaïsme et l’antisémitisme, il est nécessaire
d’approfondir une réflexion sur l’ « Autre » en tant qu’ennemi. Il est celui qui
me renie. L’ennemi ne veut pas reconnaître mon existence. Mais comment devonsnous
comprendre l’horreur d’une telle inimitié ? En elle se cache le mal et cet irrationnel
qui va à l’encontre de notre compréhension. Or la Bible hébraïque parle
souvent d’ennemis et d’inimitié. Peut-être devons-nous apprendre à connaître ces
passages et y penser autrement ? Deux points de vue s’en dégagent : un combat
nécessite une position éthique et l’inimitié nous ramène à Dieu en tant que seul
sauveur.
Benedict Thomas Viviano
L’Autre dans le Nouveau Testament
Ce sujet attire notre attention sur un des passages centraux du Nouveau Testament.
Voici quelques-unes des désignations principales à examiner : allos, allogenos
(l’autre, l’étranger, Lexique théologique du Nouveau Testament I: Büchsel), heteros
(l’autre, TWNT II: Beyer) et surtout plesion (voisin, TWNT VI: Fichtner-
Greeven), mais aussi adelphos (frère), agape (amour), philia (amitié), dikaiosyne
(justice).
La contribution la plus importante se trouve dans l’enseignement de Jésus sur
l’amour des ennemis et le renoncement à la violence (Mt 5,38–48). Puisque Luc
6,27-37 parle également de cet enseignement, on pense généralement qu’il se réfère
à la Source Q et qui est sûrement issu de l’historique de Jésus. Peut-être que
Jésus, en tant que fils de David ou Messie, reprend-il l’exemple de son prédécesseur
royal David et le développe, David qui – selon 1 S. 24,1-23 et 26,1-25 – préserve
par deux fois la vie de son ennemi Saül. (Dans l’exégèse moderne, cette
protection répétée est considérée comme un doublet. Mais à la lumière des anciens,
la répétition d’un passage produit un effet d’importance comme si l’écrivain voulait
accentuer le fait).
L’enseignement de Jésus sur l’amour de l’ennemi a été repoussé par Friedrich
Nietzsche comme une morale d’esclaves née du ressentiment des pauvres. Cette
thèse a été repoussée plus tard par Max Scheler. L’enseignement de Jésus n’est pas
une morale d’esclaves, mais une précieuse philosophie de héros, un geste royal
comme illustré dans l’exemple du roi David.
Cet enseignement est vigoureusement accentué dans la grande scène du tribunal en
Mt 25,31–46 : « Et le roi, répondant, leur dira : En vérité, je vous dis : En tant que
vous l’avez fait à l’un des plus petits de ceux-ci [qui sont] mes frères, vous me
l’avez fait à moi ». (V. 40). Ce verset lance la question de qui est le « frère » ?
Probable que ce mot prenne trois significations chez Matthieu :
(a) un parent de sang;
(b) un membre de la communauté chrétienne;
(c) l’objet de mon devoir éthique.
Cette troisième signification semble avoir été choisie par l’évangéliste, afin que
toute personne en danger se retrouve dans ce passage. On peut rejeter cette application
universelle du texte, parce qu’elle rappelle trop le cosmopolitisme et la position
de l’homme du 18ème siècle. Mais une telle définition de l’humanisme cosmopolite
existait déjà 200 ans avant Jésus chez les stoïciens. Ils ont créé le mot cosmopolite
(=citoyen du monde). Les livres de la Bible hébraïque et quelques enseignants
pré-chrétiens judaïques, p.ex. Hillel (mort env. en 10 après Jésus) relatent
déjà cette manière de penser.
D’autre part, l’expérience nous apprend qu’un universalisme ou cosmopolitisme
trop unilatéral peut écarter tout usage éthéré. Cela peut générer une conscience
anti-juive, comme ce fut le cas lors du siècle des lumières (p.ex. Voltaire). (Montesquieu
en fut une digne exception.)
Les éléments irritants dans les textes sacerdotaux (Source P) doivent être respectés,
même si on ne partage pas ses directives ; p.ex. la peine de mort trop souvent mentionnée
(pour l’interdiction du shabbat: Ex 31,15; 35,2; Nb 15,32–36).
Un tel point de vue est soutenu par les paraboles du bon samaritain (Lc 10,29–37)
et du mauvais samaritain (Lc 17,11–19), ainsi que par l’histoire de la femme samaritaine
(Jn 4,1–42) et le général romain (Mt 8,5–13; Lc 7,1–10; 13,28–30; Jn 4,46–
54). Comme Jésus prie pour que Dieu pardonne à ses bourreaux (Lc 23,34), ainsi
prie Etienne (Ac. 7,60). Jésus protège la femme adultère (Jn. 7,53–8,11). Jean
insiste sur l’amour des frères, mais cet amour est habituellement limité aux membres
de la communauté. Les mêmes limites s’appliquent probablement à
l’enseignement de l’amour fraternel dans la première lettre de Jean (1 Jn 2,7–11).
Cette restriction donne à l’enseignement de Jean, du point de vue éthique, une
implication moindre que celle de la tradition synoptique. Jésus enseigne également
que les plus grandes lois de la Torah sont celles de l’amour de Dieu et du prochain
(Mt 22,34–40; Mc 12,28–31; Lc 10,25–28, appuyé par Dt 6,5 et Lv 19,18). Ce lien
de l’amour de Dieu et du prochain, cette composition de Dt 6,5 et Lv 19,18, n’est
pas usuelle devant Jésus dans la tradition juive. Cela semble être propre à Jésus.
Pourtant, le commentaire de Philon d’Alexandrie sur le Décalogue associe les deux
lois comme un résumé des deux tableaux des dix commandements, réunissant ainsi
les devoirs devant Dieu et devant le prochain. Le siècle gaonique (7ème - 11ème
siècle) révèle chez les Rabbins cette combinaison dans la Torah de Sefer Pitron. Il
existe un texte similaire dans la sanctification en Lv 19,16b : « Tu ne t’élèveras
point contre le sang de ton prochain »; des traductions modernes lisent habituellement:
« Tu ne dois pas tirer profit du sang de ton frère. » Mais les Rabbins postbibliques
donnent une interprétation plus exacte: « Tu ne dois pas rester inactif, si
la vie de ton prochain est menacée. » [NAB, appuyé par bSan 73a]. Cette traduction
engendre l'engagement évident de venir en aide à qui se trouve en danger de
mort. Une telle obligation n’est pas, à ma connaissance, transmise dans la morale
chrétienne, excepté dans le devoir d’aimer son prochain.)
Cet enseignement d’importance de l’Evangile de l’amour du prochain est renforcé
dans les Ecrits du Nouveau Testament. Paul nous apprend que l’amour du prochain
est la somme de la loi (Rm 13,8–10; Ga 5,14). Il voue entre autre un hymne puissant
à l’amour en tant que grâce et don spirituel supérieur (1 Co 13). Dans Rm 1–3,
il dresse un panorama de l’humanité, pareillement pécheresse devant Dieu, qu’il
s’agisse de juifs ou de païens, passages en concordance avec les prophètes hébraïques
accusant pareillement les païens et le peuple élu (p. ex. Am 1,2–2,16). Audelà
d’une éthique et d’une théologie centristes, de telles cascades d’images dégagent
un point de vue universel proclamant Dieu comme le créateur et le sauveur de
l’humanité. Il existe par conséquent un certain précepte de l’égalité de la détresse
et de l’espérance pour toute l’humanité. Une telle vue adoucit la limite rigoureuse
qui sépare l’ « Autre » de soi-même. Ce point de vue est exprimé dans Rm 9-11, où
Paul propose une vision de l’espérance pour sauver définitivement ses adversaires,
les juifs non-chrétiens. Sur un autre registre, Paul s’efforce de surmonter les tensions
entre pauvres et riches à l’intérieur de la communauté chrétienne:
(a) dans 2 Co 8,13–15 il se base sur la directive régissant la distribution de la
manne (Ex 16,18);
(b) lors de la Sainte Cène en 1 Co 11,17–34.
Un souci similaire du pauvre et du riche prend forme dans Jc 2,1–9 qui y oppose la
loi de l’amour. He 13,2 nous invite à exprimer notre l’hospitalité aux étrangers
(xenoi), et non seulement à nos amis et voisins (voir Lc 14,12–14).
Cependant, par souci de sincérité, nous nous voyons contraints d’opposer quelques
passages sombres à cet enseignement de sensibilité et d’ouverture au prochain.
Voyons d’abord les complaintes contre les scribes et les pharisiens (Mt 23 et Lc
11). Il s’agit bien évidemment d’exemples de polémique au sein du même groupe
ethnique. Mais les mots durs utilisés sont susceptibles – dans un contexte ultérieur
– d’engendrer le mépris et la méfiance. Selon Jn 2,13–22, Jésus chasse les commerçants
du temple à l’aide d’un bâton, un mauvais exemple qui contredit
l’enseignement de Jésus contre toute sorte de violence. Ce tableau peut servir
d’équivalent chrétien au sacrifice au dieu moabite Baal-Peor (No 25). Ici, Phinées,
fils du sacrificateur Aaron, perça, avec sa lance, un israélite du nom de Zimri et sa
femme, la Madianite appelée Cozbi. Dieu traita une alliance avec Phinées, parce
qu’il fut animé du zèle pour son Dieu. Martin Hengel y voit la naissance du violent
zélotisme juif. C’est un texte dangereux. Même si en Jn 2,13-22, il n’y a pas de
meurtre, il reste un exemple difficile à interpréter. Les chapitres 5, 7, 8, 9, 10 de
l’Evangile de Jean évoquent la polémique tenace entre Jésus et quelques dirigeants
juifs.
Le sommet est atteint dans l’accusation de Jésus en Jn 8,44. Jésus dit à ses ennemis:
« Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre
père. » Aussi Paul se permet, dans sa première oeuvre écrite, une remarque pertinente
(1 Th 2,15–16), qu’il adoucit aussitôt.
Un autre texte difficile éclaire la passion de Jésus chez Matthieu: « Et tout le peuple
répondit : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants! » (Mt 27,25). Ce
verset a apporté au peuple juif de nombreuses souffrances pendant des siècles.
C’est un verset dangereux. Dans son film sur la passion du Christ, Mel Gibson,
sous pression, a laissé ces mots en araméen; ils ne sont pas traduits dans les soustitres.
Comment éviter la menace dégagée par ces mots ? Se dire qu’ils sont prononcés
par les humains ; les mots de Dieu disent : « Ceci est mon sang, le sang de
l’alliance, qui est répandu pour beaucoup, pour le pardon des péchés. » (Mt
26,28). (Pour la façon dont des juifs non-chrétiens sont représentés dans le NT, le
document de la Commission biblique pontificale, Le peuple juif et ses Saintes Ecritures
dans la Bible chrétienne, Rome 2001, partie III, paragraphes 66–87, constitue
une entrée en matière et un aperçu bénéfiques.
Chez Emmanuel Levinas, l’ « Autre » peut prendre forme sur le visage accueillant
d’une femme (mère, amante, épouse), dans les joies de la vie de famille et d’un
foyer ou au sein du mariage. Le NT regorge de ces textes ; on y trouve la scène de
tendresse au pied de la croix (Jn 19,25–27), les noces de Cana (Jn 2,1–12), lorsque
Marie de Béthanie oint Jésus (Mc 14,3–9; Mt 26,6–13; Lc 7,36–50; Jn 12,1–8), le
souci des parents âgés (Mc 7,10–12), les lamentations des femmes (Lc 23,27–31)
et l’honneur qui revient au mariage (p. ex. He 13,4; Ep 5,21–33). Le souci de Jésus
pour les parents âgés et grabataires démontre qu’Il n’était pas contre la famille,
même s’il fallait quitter sa propre famille pour devenir son proche disciple (p. ex.
Lc 14,26 et 18,29).
Nous espérons que notre appréciation a découvert beaucoup d’aspects positifs et
qu’elle a également éclairé ce que le NT voile dans l’image de l’Autre.
L’enseignement et la pratique de Jésus (à la croix chez Luc) culminent dans
l’amour de nos ennemis. Il demeure cependant une tension entre le statut radical de
disciple et une vie de famille normale.
Simon Lauer
L’ « Autre » dans la pensée juive ancienne
Depuis quand la notion de l’ « Autre » s’est-elle conceptualisée, à partir de quel
moment est-elle entrée dans les moeurs ? En considérant Levinas, il semble que
l’ « Autre » ne devienne une particularité qu’à partir du 2ème tiers du 20ème siècle.
Or, il est utile de citer en l’occurrence Hermann Cohen qui a enraciné la signification
de l’ « Autre » dans la pensée philosophique (il prend la notion de « Mitmensch
») sur une période antérieure de trente ans, allant de son habilitation en 1888 à
son oeuvre ultime en 1918.
Dans le judaïsme de l’époque (s’il est permis de résumer), l’ « Autre » prend une
double acception, celle de Juif et de non-Juif. Dans les deux cas, l’ « Autre » peut
être un individu ou représenter un groupe; ainsi, un pauvre peut être traité comme
individu ou comme appartenant à une couche démunie de la population. Nous
verrons également que la démarcation de l’ « Autre » en tant que non-Juif n’est pas
toujours aussi simple.
Les réflexions judaïques – portant sur des problèmes actuels également – doivent
se faire à l’aide des textes rabbiniques à travers la Bible. Il ne s’agit donc pas ici
d’une Exégèse biblique, mais plutôt de la manière dont les sources judaïques ont
donné vie à l’ « Autre ». De toute évidence, la Bible connaît plusieurs expressions
pour désigner l’ « Autre » ; en aucun cas, on ne peut reprendre le seul mot ha-aher.
Dans cette idée, Lv 19,18 est le passage par excellence qui n’a jamais vraiment
permis d’identifier le nom rea’. Il me semble approprié de comparer deux lexicologues.
Gesenius (13ème édition, 1899) parle de « camarade … ami … terme affaibli
ou carrément incolore de « Autre » … p.ex. Jdt 6,29 ». Jona ibn Ganach (Espagne,
11ème siècle), qui a fortement influencé les commentateurs juifs, propose
dans son oeuvre Sepher ha-schoraschim (ed. W. Bacher, Berlin 1896, p. 482) que
rea' peut aussi désigner le non-Juif (nokhri) (voir Ex 11,2).
Pour comprendre le rapport à l’ « Autre », il est important de donner la traduction
adéquate du verbe kamokha dans le même verset. « Il est comme toi », devenu
dans l’intervalle une définition, renvoie au commentaire de Hartwig Wesselys (pas
la traduction) à la traduction du Pentateuque de Moses Mendelssohn. Dans la traduction
biblique de Buber et Rosenzweig, il est dit – pas expressément pourtant –
« égal à toi ». Mais dans la préface de Buber à propos d’un choix des écrits de
Hermann Cohen édité en 1935 (le prochain), on lit ensuite: « Sois aimable avec
l’hôte comme s’il était un des tiens. »
Ex 23, 4.5: quel est mon comportement vis-à-vis de l’« Autre », s’il se présente à
moi comme un ennemi ? Le verset hébraïque n’est pas aussi simple à comprendre
qu’il n’y paraît : comment interpréter le participe ? Le pronomen suffixum est-il
subjectif ou objectif ? Selon le commentaire talmudique Tora temima de Baruch
Epstein (2ème édition, Vilna 1904), le verbe sonaakha au verset 5 est celui « qui te
hait »; il faut que tu « soumettes tes pulsions », ne pas lui opposer ta haine (voir
bBM 32b fin). L’exposé de Epstein sur les formes du participe – actif ou passif –
n’est pas si évident : est-ce que dans Is 41,8 Abraham est celui qui aime Dieu ou
est-il aimé par Dieu?
La nécessité de soumettre ses pulsions est mentionnée également dans le targum
(Onkelos et Jonathan – je n’ai à disposition que le texte dans les Biblia rabbinica)
au verset 5, comme la traduction de 'azov ta'azov.
Les deux targums ne différencient pas entre « ennemi » et « celui qui hait ». Mais
Jonathan interprète dans les deux versets le pronom : « que tu hais à cause d’une
faute que tu es le seul à connaître. »
Dans la Mekhilta de Rabbi Yishmael (ed. Horovitz/Rabin, p. 324), plusieurs possibilités
sont indiquées de donner une signification à « ennemi » dans le verset 4:
l’interprète le plus tardif, Rabbi Yosia (vers 300), pense à un serviteur d’un faux
dieu non-juif ; env. 200 ans plus tôt, chez Rabbi Eliezer, il s’agit d’un prosélyte
retourné à sa religion d’origine et chez Rabbi Yizchaq d’un apostat du judaïsme
(dans les deux derniers cas, il s’agit de Juifs, puisque ce statut est un character
indelebilis). Pour finir, Rabbi Nathan (vers 135) cite : pour lui, l’ennemi est un Juif
qui a causé du tort à autrui et est devenu « à un moment donné » son ennemi. Les
auteurs cités ici ne tirent pas de conséquences morales quelconques ; il me semble
cependant qu’il s’agit d’une climax : l’inimitié n’existe pas seulement chez des
non-Juifs/serviteurs de faux dieux contre des Juifs (ce qui est typique), mais aussi
entre les Juifs eux-mêmes. On apprend ailleurs comment se comporter dans pareil
cas. Référons-nous à un autre passage (ibidem, dernière ligne) : Ex 23,4 parle de la
remise de l’égaré, tout comme Dt 22,2 « jusqu’à ce que ton frère le réclame (derosh)
», ce qui revient à dire – comme le dirait la Mekhilta de Rabbi Yishmael :
« jusqu’à ce que tu cherches ton frère (tidrosh) ».
L’ « Autre » ennemi en tant que collectif nous surprend dans Dt 23 et là également,
il s’agit d’observer les différences. Dans le verset 4, il est dit qu’aucun Ammonite
ni aucun Moabite ne doit s’apparenter à la communauté de l’Eternel. Le verset 8 en
revanche nous apprend que les Edomites et les Egyptiens ne doivent pas être haïs
et peuvent être intégrés à la communauté, après un bref délai d’attente. Sifre Deuteronomium
§ 252 élucide la différence de deux manières: Edom est le frère
d’Israël, l’Egypte était son hôte – peut importe que ce soit par générosité ou utilité.
En ce qui concerne Edom, une précision intéressante par rapport à l’histoire du
motif d’Edom mérite d’être notée dans le commentaire du Pentateuque Ha'ameq
Davar de Naftali Zevi Jehuda Berlin (19ème siècle): en renvoyant à Dt 2,4, Berlin
développe l’idée que la désignation de frère ne s’applique qu’à la partie des descendants
d’Esaü qui habite en Canaan, voisin d’Israël (voir ci-dessous l’histoire
issue de Qoheleth Rabbati).
De toute évidence, les membres d’un collectif ennemi peuvent aussi apparaître
comme individus. Le Midrasch Qoheleth Rabbati, daté de la période du 6ème au
8ème siècle, raconte une série d’histoires à propos de Qo 11,1, dont les trois premières
parlent d’un naufrage. Dans la troisième, qui correspond dans les grandes
lignes à la deuxième, on raconte de Rabbi Elazar ben Schammua' (2ème siècle),
qu’il a été témoin d’un naufrage à l’époque où les Juifs sillonnaient les mers. Un
homme a pu se sauver; en se faisant passer pour le « descendant d’Esaü, leur frère
(sic !), il pria les passants de le vêtir, mais il fut repoussé brusquement. Mais Rabbi
Elazar, à qui il s’adressa, lui vint en aide généreusement. Le Romain devint empereur
par la suite et décréta que les hommes de Judée devaient être tués et les femmes
violées. Elazar ben Schammua' lui fut envoyé et se vit écouter l’argumentation
suivante: je suis un descendant d’Esaü, votre frère que vous ne haïrez point. Les
Ammonites et les Moabites sont à jamais exclus de votre communauté pour ne pas
vous avoir donné du pain et de l’eau. Vous ne m’avez pas témoigné d’un acte
d’amour. Vous avez ainsi transgressé les lois de la Tora et méritez la mort. Rabbi
Elazar n’a rien eu à ajouter; il n’a pu que demander grâce à l’empereur. Celui-ci
avait reconnu son bienfaiteur et lui accorda sa grâce.
A une époque où les relations entre Rome et les Juifs étaient tendues à l’extrême
(Rabbi Elazar ben Schammua' était un élève de Rabbi Aqiva), un Juif a réagi de
manière différente à l’apparition d’un naufragé, lui-même respectant l’interdiction
de la Torah. Que son comportement soit récompensé également pour son peuple
peut être considéré comme un rajout de « fabula docet ». L’enseignement est clair,
il ne fait pas de doute, d’autant plus que Rabbi Elazar, dans le cercle des Rabbins,
jouissait d’une grande notoriété (voir à son sujet M. Braunschweiger, Die Lehrer
der Mischna, 2ème édition, Francfort 1903, p. 38f.). Il me semble trouver ici la pensée
de l’ « Autre », comme elle se trouve dans la pensée juive moderne.
Mes connaissances lacunaires ainsi que la pensée volontairement aphilosophique
des Rabbins, comme de la Bible, ne permettent pas de retrouver dans le domaine
ici traité l’ « Autre » en tant que « Mitmensch » dans la compréhension éthique et
religieuse (Cohen), l’ « Autre » qui m’empêche de tuer (Levinas), « Toi » qui constitue
mon Moi (Rosenzweig). La Bible, telle qu’elle est interprétée par les Rabbins,
semble toutefois m’offrir une bonne base pour approfondir l’ancienne pensée juive
sous l’angle de l’âge moderne.
Jean Halpérin
La relation à l’Autre
En examinant l’état actuel de nos réflexions, je suis d’avis d’abandonner les analyses
d’un quelconque auteur. Je tenterai plutôt d’exposer brièvement les raisons qui
me paraissent nécessaires pour élucider la « relation à l’Autre ».
Dans son discours dans la Grande Synagogue de Rome le 13 avril 1986, le Pape
Jean-Paul II évoqua la nécessité de redécouvrir les valeurs renfermées dans les 10
commandements; il mentionna précisément la source hébraïque du devoir, d’aimer
le prochain et l’étranger (Lv 19,18 et 34), aussi bien que la racine hébraïque du
commandement d’aider la veuve, l’orphelin, le pauvre et l’étranger (Dt 10,18). Le
Pape se souvint également du « shalom désiré par les législateurs, les prophètes et
par les sages d’Israël ».
Plus de quarante fois, le Pentateuque évoque l’attention portée à l’étranger (ger).
La loi est censée être identique pour l’étranger et l’indigène, argumenté à la fois
par la fraternité humaine et par la communauté : « Car tu étais étranger dans le
pays d’Egypte. » Le droit d’une personne existe au-delà de l’appartenance de cette
personne à la religion de l’Etat. « Le monothéisme n’est pas une arithmétique du
divin. Il est peut-être le don surnaturel de voir l’homme égal à lui-même derrière la
différence des traditions historiques que tout un chacun perpétue. Il est une école
de l’amour de l’étranger et de l’antiracisme. »5
C’est pour cette raison que les religions monothéistes doivent lutter ensemble, d’un
commun accord – et non pas l’une contre l’autre – afin de développer les tâches
des droits de l’homme. Religion et droits de l’homme ne se contredisent pas, mais
se rencontrent au service de la dignité de la personne humaine. C’est la seule voie
capable de barrer le chemin à la violence. En même temps, c’est le moyen le plus
sûr de donner au dialogue interreligieux son sens et son but.
Le monde irréconciliable dans lequel nous vivons, serait plus supportable si chacun,
chaque groupe, chaque état avaient respecté sa « règle d’or » formulée par
Hillel le sage : « Ce qui est détestable pour toi, ne le fais pas à ton prochain. C'est
là toute la Loi, le reste n'est que commentaire. Va et apprends.» (Talmud babylonien,
Shabbat 31a). Cette règle fondamentale de la sagesse et des relations interpersonnelles,
acceptée avec ses interprétations par tant de civilisations et faisant partie
de l’héritage de l’humanité, peut et doit être prise au sérieux à chaque instant et
dans chaque situation. Comment atteindre cette perfection ? Les familles spirituelles
peuvent-elles y contribuer ? N’est-ce pas de notre responsabilité ?
5 Emmanuel Levinas: Liberté difficile. Essai sur le judaïsme. Francfort a. M. 1996, 126.
Comme l’exprime Emmanuel Levinas, les obligations envers l’ « Autre » (aussi
éloigné et différent puisse-t-il être) naissent des obligations du Tout-puissant, ou,
plus exactement : l’ « Autre » est la voie vers le sacré. Le seul chemin de respecter
Dieu est celui de respecter l’ « Autre » et : « La vraie relation entre l’homme et
Dieu dépend d’une relation entre l’homme et l’homme pour laquelle l’homme
reprend la pleine responsabilité comme s’il n’existait pas de Dieu sur qui compter.
»6
Dans la relation à l’ « Autre », il est essentiel de respecter également le deuxième
enseignement de Hillel: « Ne juge pas ton prochain tant que tu n’as pas été à sa
place. » (Michna, Traité Avoth 2,5). Nous le savons: il est souvent difficile de se
mettre totalement à la place d’autrui; ceci ne doit cependant pas me libérer de
l’effort de tout mettre en oeuvre pour essayer de le comprendre, comme si j’étais à
sa place. Dans ce contexte, bien qu’il s’agisse d’un exemple particulièrement délicat,
l’état actuel du conflit entre Israéliens et Palestiniens au Proche-Orient pourrait
s’engager dans une nouvelle voie prometteuse si les protagonistes étaient en mesure
de se mettre à la place de l’autre. Le voyage interreligieux à Auschwitz, organisé
par le Père P. Emile Shoufani de Nazareth, ouvre cette perspective.
Réfléchissons sur l’aspect impératif de la responsabilité que crée la vue de
l’ « Autre », comme le cite Levinas : « Le sens éveillé par la face » de l’ « Autre »
« m’interroge, exige ma présence, m’invite. » Je ne dois pas voir dans l’ « Autre »
un adversaire, mais un appel qui m’aide à mieux être homme sous le regard du
Tout-puissant.7
Par souci de l’ « Autre », les prophètes hébraïques – pour reprendre la formulation
de Vladimir Soloviev – sont à la fois de grands patriotes et des universalistes authentiques.
Aucun n’est vraiment patriote s’il n’est pas d’abord pacifiste.
Le souci de l’ « Autre », c’est-à-dire le refus de ne porter qu’un regard à soi, apparaît
plusieurs fois dans notre liturgie. Je ne prie ni que pour moi ni uniquement
pour ma communauté ou mon peuple, mais pour le monde entier. La première
bénédiction de la prière du matin (« qui a donné au coq la faculté ... ») est la plus
universelle qu’on puisse imaginer. Il existe de nombreux exemples de prières sur
« tout ce qui est vivant », « chaque bouche », « chaque détresse ». Lorsque je récite
l’action de grâces après le repas, je n’oublie pas la faim de l’ « Autre » et prie pour
qu’il soit rassasié.
6 Vgl. Emmanuel Levinas, La laïcité et la pensée d’Israël, in: Les imprévus de l’histoire, Montpellier
1994, 161.
7 Voir également à ce propos une dissertation en théologie remise en 1999 à l’Université d’Utrecht par
Annette Ravestein-Geerse: De Roepende (L'appelant, une étude théologique sur le caractère d'appel de
la relation entre Dieu, l'autre et moi). Voir aussi: Pierre Bouretz, Les chemins de la paix: L'horizon
messianique de la responsabilité, in: La responsabilité: Utopie et réalités, 38e Colloque des intellectuels
juifs de la langue française, éd. Jean Halpérin / Nelly Hansson, Paris 2003, 31–46; comparer également
Henri Cohen-Solal, Le Chema Israël, ibidem, 65–78.
Peut-être devrions-nous nous interroger sur la place de l’ « Autre » dans la prière et
dans la soumission ?
La forme paradigmatique de notre père Abraham nous apprend d’abord et surtout
le devoir évident de l’accueil dans tout son sens envers chacun, quel qu’il soit. Le
début du chapitre 18 de la Genèse nous dit clairement qu’Abraham exprime par
l’accueil qu’il réserve aux trois nomades du désert – certainement trois bédouins –,
dans sa tente ouverte sur les quatre coins cardinaux, la présence de Dieu. Lorsqu’il
plante un tamaris à Beerscheva, il résume les conditions de l’accueil: donner à
manger, à boire, un logement, image du substantif Eschel (Gen 21,33).
Notre relation à Abraham crée un devoir pour ceux qui se réclament d’un ancêtre
commun. Ils ne doivent pas oublier que le titre de noblesse qu’ils réclament par ce
fait n’est justifié que par les obligations qu’il requiert et par la façon dont on répond
à ces exigences.
L’ « Autre » ne peut pas être celui qu’on repousse ou qu’on tente d’exclure, mais
celui qu’on essaye d’intégrer.
Afin de souligner encore ma relation à l’ « Autre », il faut écouter Hillel: « Si je ne
suis pas pour moi, qui le fera ? Et si je ne pense qu’à moi, que suis-je? Et si pas
maintenant, quand alors ? » (Michna, Traité Avoth 1,14). Ainsi, il devient urgent
que des concepts aussi lourds de sens comme shalom et Ubuntu (dans le monde
africain au sud du Sahara) deviennent concrets et opérationnels.
Ernst Ludwig Ehrlich
La tolérance envers les étrangers dans la Bible hébraïque et dans le judaïsme
Commençons par observer la Bible hébraïque. Un passage-clé se trouve dans Lv
19,33s. Le texte dit : « Si quelque étranger séjourne avec toi dans votre pays, vous
ne l’opprimerez pas. L’étranger qui séjourne parmi vous sera pour vous comme
l’Israélite de naissance, et tu l’aimeras comme toi-même ; car vous avez été étrangers
dans le pays d’Égypte. Moi, je suis l’Éternel, votre Dieu. » Ce texte, quel que
soit le moment de sa création, ressemble à bien d’autres passages de la Bible hébraïque
concernant les étrangers. Le Deutéronome revêt dans ce contexte une
grande importance (14,21; 15,3; 17,15; 23,21). Il différencie entre deux classes
d’étrangers: le nokhri et le ger. Le nokhri est l’étranger qui ne cultive pas une relation
durable avec le pays ou son peuple ; il est de passage avec sa caravane et
s’occupe de ses affaires ; il n’a pas besoin de compassion, de soin, d’égalité. En
outre, il existe dans ce même ordre d’idée également une catégorie d’étrangers
vivant à la cour des rois d’Israël, p.ex. auprès de Salomon et de Ahab.
L’environnement de David comptait des Crétois et des Plether, des mercenaires
que lui-même avait repris des Philistins.
D’autres critères définissent le ger. Avant l’exil, le ger représentait un citoyen
protégé, arrivé d’un domaine étranger qui dépendait de la protection juridique des
indigènes. Par la difficulté de sa position sociale, les gerim appartenaient, tout
comme les veuves et les orphelins, aux « personae miserabiles », dotées de la protection
divine. Le 5ème livre de Moïse (10,18) appelle Dieu comme celui qui « octroie
à l’orphelin et à la veuve un droit et qui aime l’étranger, jusqu’à lui donner du
pain et des vêtements ». D’anciennes formules mettaient dès lors en garde de ne
pas oppresser l’étranger (Ex 22,20; 23,9). Et ce qui apparaît comme un avertissement
prend la forme d’un commandement : « Tu aimeras l’étranger (ger) comme
toi-même » (Lv 19,34). Les égards vis-à-vis du ger se renforcent encore dans le
Deutéronome et dans d’autres directives d’ordre légal. A travers ces dernières, le
ger est devenu petit à petit un membre de la communauté juridique et culturelle
israélite pour se confondre avec le prosélyte du judaïsme hellénistique. La traduction
grecque de la Bible hébraïque est caractéristique. Dans la Septuaginta, le ger
hébraïque est souvent restitué par le mot proselytos.
Une des raisons quasi existentielles qui donne son sens à l’amour de l’étranger
réside dans l’état permanent des Israélites eux-mêmes étrangers (gerim) en Egypte.
Cette vision ancrée dans la conscience d’Israël engendre des appels susceptibles à
venir en aide à l’étranger (Ex 22,20; 23,9; Dt 10,19; 24,18). Nous trouvons ici une
compréhension de sa propre histoire qui ne trouve pas son pareil chez les voisins
d’Israël. Cet événement de la libération d’Egypte a apporté une identification
d’Israël avec l’étranger, car il s’est lui-même senti étranger face à Dieu:
« Ecoute ma prière, Eternel,
et prête l’oreille à mes cris!
Ne sois pas insensible à mes larmes!
Car je suis un étranger (ger) chez toi,
Un habitant, comme tous mes pères. » (Ps 39,13)
L’étranger fait partie du judaïsme post-biblique, le judaïsme judéo-hellénistique
surtout, chez Philon et Josèphe; il est écrit chez Philon: « Tu vois donc comment
cette extraordinaire grâce du législateur implique d’abord tous les hommes, sans
distinction qu’il soit étranger ou ami … » (De virtutibus). Chez Josèphe, il est dit:
« En outre, il est de notre devoir principal d’offrir à tout moment une main tendue.
Nous devons donner à celui qui est dans le besoin de l’eau, du feu, de la nourriture,
lui montrer le chemin, ne laisser personne sans l’enterrer. » (Apion 2,29).
Le développement du mot ger, largement répandu dans la tradition rabbinique,
témoigne de l’amour du prochain et de l’étranger. Il peut s’agir de l’étranger païen
ou de quiconque s’étant converti au judaïsme, étant donné la facilité avec laquelle
le judaïsme accueillait des non-Juifs jusqu’au 4ème siècle. Or, le christianisme victorieux
de cette époque a modifié la situation. La preuve que l’étranger est inclus
dans le commandement d’aimer de Lv 19,18 et que ce dernier s’adresse à l’homme
en général nous est apportée par un texte de Ben Asai : « Il existe encore un fondement
plus important dans la Torah, c’est le livre de la création de l’homme ; »
(Sifra à propos de Lv 19,18). Le commandement d’aimer s’adresse à l’homme. Par
conséquent, le Talmud dit très justement: « On prend soin collectivement des pauvres
des païens autant que des pauvres des Israélites; on soigne les malades des
païens tout comme ceux des Israélites; on enterre les morts des païens comme les
morts des Israélites » (Gittin 61a).
Ces réflexions se développent encore au Moyen-âge. Maïmonide parle ainsi de
l’étranger:
« On doit aussi aimer le ger (l’étranger) qui est venu se mettre sous la protection
de Dieu (Schechina). Deux commandements divins s’en détachent: il fait
partie des prochains, et il est un étranger, et la Torah a ordonné (Dt 10,19):
« Vous aimerez l’étranger. Il (Dieu) a commandé d’aimer l’étranger comme
Lui-même, car il est écrit (Dt 6,5): ‚Tu aimeras l’Eternel ton Dieu », et Dieu
également aime les étrangers, car il est écrit (Dt 10,18): ‘Il aime les étrangers.
» (Mischne Tora, hilchot deot VI, 4)
En outre, il est évident pour Maïmonide que le ger, s’il devient prosélyte, peut se
considérer comme un Israélite parce que c’est notre père Abraham qui a enseigné
le peuple, l’a amené à la connaissance et lui a donné la vraie foi, tout comme
l’unicité de Dieu. Par conséquent, un prosélyte peut aussi prier: « Dieu et Dieu de
nos pères; car Abraham est ton père » (réponse au prosélyte Obadja).
Dans son ouvrage Exclusivness and Tolerance (1961, p. 114–128), Jacob Katz
s’est penché sur Rabbi Menahem Ha-Me’riri, un enseignant du 14ème siècle (mort
aux environs de 1315). Rabbi Menahem Ha-Me’iri était certainement un des rares
rabbins du Moyen-âge ayant développé la théorie d’une tolérance religieuse. Celuici
s’efforce de rester dans le cadre de la loi religieuse de la Halacha, même s’il
s’écarte de l’avis d’autres halachistes. Ha-Me’iri distingue les peuples de l’époque
talmudique des non-Juifs contemporains. Cette différenciation lui permet de marquer
une borne, il désigne ses contemporains comme des peuples limités par la
religion (ummoth ha-geduroth be-darekhey hadathoth). Ceci ne vaut pas pour ceux
de l’époque talmudique. Autant Ha-Me’iri parle en termes péjoratifs de l’exclusion
des chrétiens de la catégorie des serviteurs de faux dieux, autant il définit des catégories
positives. Il leur donne ainsi un statut religieux avantageux. L’attitude négative
manifestée par certains sages talmudiques contre les serviteurs de faux dieux
n’est pas sensée, puisqu’il n’existait pratiquement plus de serviteurs de faux dieux
au temps de Ha-Me’iri.
La conduite de Ha-Me’iri est élucidée par un exemple: il est écrit dans la Mischna
de ne pas louer sa maison à un étranger. Ha-Me’iri constate: « Cette interdiction ne
s’applique qu’à des serviteurs de faux dieux qui conservent ceux-ci dans leur maison
et leur font des sacrifices. » De nombreux exemples font constater à Ha-Me’iri
ce qui suit : si, à l’époque talmudique, des non-Juifs n’étaient pas égaux sur le plan
légal et moral aux Juifs, ils ne méritaient aucun traitement favorable : « … mais
toute personne appartenant à son époque aux peuples mentionnés plus haut (ummoth
ha-geduroth be-darekhey hadathoth) n’est pas concernée par ces décisions
antérieures, mais doit être considérée comme juive à part entière. » Ha-Me’iri différencie
donc entre les peuples anciens et les chrétiens et musulmans de son époque.
Il est clair que le concept cité ci-dessus (ummoth ha-geduroth) dont Ha-Me’iri a
tiré ses conclusions, n’est pas issu de Halacha, mais du domaine de la pensée philosophique
et théologique. Ha-Me’iri est un membre de l’école rationaliste postmaïmonidienne.
Pourtant, Ha-Me’iri va plus loin que Maïmonide qui ne confère
pas au christianisme une pleine valeur monothéiste. Pour Ha-Me’iri, il suffit
d’avoir, pour les autres religions, des guides qui instaurent des institutions politiques
et définissent des lois. C’est pourquoi ces religions peuvent s’entendre comme
non révélées au sens strictement théologique et reconnaître la divinité – ou croire à
l’existence de Dieu, son unicité et sa puissance, même si elles ont sur certains
points de leur foi une appréciation inexacte. L'évaluation positive faite par Ha-
Me’iri du christianisme tient surtout au respect des institutions légales et du standard
moral dans la société.
Si on analyse le support de la théorie de Ha-Me’iri, il s’agit dans le fond d’une
évolution de la notion de ger toshav déjà traitée dans la Bible et la littérature talmudique,
où un non-Juif a abandonné le service des faux dieux et respecte les lois
noachides. Pourtant, ces représentations ne suffirent pas pour les non-Juifs au
temps de Ha-Me’iri, aussi dut-il distinguer les nations anciennes de celles de son
temps. En principe, Ha-Me’iri inclut également l’islam dans sa conception, mais se
préoccupa particulièrement du christianisme qu’il connaît par expérience.
Il fait preuve d’une attitude intéressante envers les hommes qui quittent la religion
juive et se prétendent Israéliens: ce sont des hérétiques. Mais si quelqu’un quitte le
judaïsme et devient membre d’une autre religion, il est à respecter en tant que tel,
pourtant il ou elle ne peut pas se marier avec un Juif ou une Juive. Une telle attitude,
procurant aux autres religions un statut positif, est unique sous cette forme et
résulte certainement des cercles éclairés de la Provence auxquels appartenait Ha-
Me’iri. Pourtant il ne fut pas seul dans ce cas, mentionnant en l’occurrence
l’expression « mes enseignants ». D’autre part, il entretenait une relation avec un
érudit chrétien.
L’idée de tolérance de Ha-Me’iri ne nous permet pas de conclure qu’il était insensible
à la solidarité avec son propre peuple. Mais c’est une performance remarquable
d’avoir développé un principe de tolérance et créé une conception intellectuelle.
Au 20ème siècle, c’est notamment Hermann Cohen qui parle du sujet dans son livre
Religion de la raison, tirée des sources du judaïsme (Religion der Vernunft – aus
den Quellen des Judentums, 2ème édition 1929). Puisque Hermann Cohen a conçu
la notion de Mitmensch et en a fait une valeur éthique, il pouvait inclure l’étranger.
Cohen apprend que le judaïsme, de par la Bible, attribue l’égalité des lois à
l’étranger. Le droit doit être uniforme pour tous, car il provient de Dieu. Cohen
pense que le judaïsme a développé une autre notion du mot ger. Il s’agit des « peuples
croyants du monde » (Chaside umot haolam). Cette notion se réfère aux peuples
externes à Israël et est absente de la religion d’Israël. D’autre part, on reconnaît
aussi aux non-Juifs leur piété. Pour terminer, Cohen écrit (p. 144):
„In diesen Ausgestaltungen aber bewährt sich unzweideutig der wahrhafte
Sinn des Gebotes der sogenannten Nächstenliebe. Wäre dieser Nächste in der
ursprünglichen und in der durchwaltenden Bedeutung der Volksgenosse gewesen,
so hätte niemals aus dem Fremdling … der rein theoretische Begriff des
Frommen der Völker der Welt entstehen können. Aber sogar auch der Fremdling
ist noch nicht der letzte Quell dieser Entwicklung, der vielmehr im Monotheismus
selbst zu erkennen ist. Aus dem einzigen Gotte, dem Schöpfer des
Menschen, ist auch der Fremdling, als Mitmensch, hervorgegangen.“
Comme dernier texte, citons la conception de Leo Baeck s’exprimant ainsi dans
son oeuvre principale L’essence du judaïsme (Das Wesen des Judentums, 4ème édition
1925, p. 219s.):
„In der Pflicht gegen den Fremdling ist die unbedingte Menschenpflicht am
bestimmtesten erfasst worden. Der Fremdling hat die Humanität gelehrt, an
ihm ist der Mensch als Glied der Menschheit immer wieder klar erkannt und
gewissermassen aufgedeckt worden. Wie sicher dieses Verständnis gewesen
ist, zeigt sich daran, dass es einen politischen Begriff geschaffen hat, den der
Noachiden, einen Begriff, durch den Sittengebot und sittliche Ebenbürtigkeit
in ihrer Unabhängigkeit von allen nationalen und konfessionellen Grenzen
auch rechtlich dargetan werden. Ein Noachide, ein Sohn Noahs, ist jeder im
Lande, wes Glaubens und wes Volkes er sei, der die elementarsten Pflichten
übt, welche sich aus der Menschlichkeit und der Landeszugehörigkeit ergeben.
Und jeder Noachide, so ist die Satzung, hat nicht nur Duldung, sondern Anerkennung
zu beanspruchen; er ist rechtlich jedem Staatsbürger gleichgestellt; er
ist ‚unser Fremdling‘. Hiermit ist der staatliche Rechtsgedanke emanzipiert,
aus aller politischen und kirchlichen Verengung herausgehoben und auf den
rein menschlichen Boden gestellt. Ein Grundbegriff des Naturrechts ist damit
gewonnen, und die grossen Forscher des siebenzehnten Jahrhunderts, die dem
Völkerrecht neue Erkenntnis schufen, ein Hugo de Groot, ein John Selden, haben
voller Bewunderung von ihm, dem Fremdling aus dem Talmud, erfahren,
und ihn dankbar in ihre Systeme aufgenommen. In ihrem Natur- und Völkerrecht
nimmt er einen wichtigen Platz ein.
Dass die Anerkennung des Menschen von anderem Glauben und anderem
Stamm, so wie sie hier rechtlich festgelegt worden ist, auch ihren eigentlich religiösen
Ausdruck gefunden hat, ist schon früher gezeigt worden, wo es den
universalen, humanen Charakter des Judentums aufzuweisen galt. Er bestimmt
auch die innere Achtung vor dem Fremden, die Achtung vor seiner Seele. Gegenüber
dem Glauben des anderen ist jenes Wort gesprochen worden, das vieles
befasst und das wie ein Bekenntniswort geworden ist: ‚die Frommen unter
den Heiden haben Anteil an der ewigen Seligkeit‘. Die Frömmigkeit ist hier
von der Konfession unabhängig gemacht. Das Verständnis für das Recht des
Fremden erhebt sich zur Anerkennung des Sittlichen, Religiösen, das in ihm
ist, zur Anerkennung dessen, was in jedem Menschen als sein Innerliches leben
kann. Jedem steht in seines Lebens und seines Glaubens Bezirk der Weg
dazu offen, dass er ein Frommer wird. Das Menschentum wird zum Entscheidenden,
es wird zum Bestimmenden für diese wie für die kommende Welt. Im
Leben der Ewigkeit wird es keinen Platz des Fremdlings geben, sondern nur
den Platz des Frommen.“
Verena Lenzen
Conservation de soi et ouverture à l’Autre.
Du dialogue judéo-chrétien
L’auteur et critique israélien Yoram Kaniuk définit le dialogue judéo-chrétien
comme « l’événement le plus important » du 20ème siècle.8
La perception chrétienne du judaïsme durant ces dernières décennies ne peut se
mesurer qu’en considérant les deux derniers millénaires. Ce n’est qu’en prenant
conscience d’une histoire qui a profondément aliéné les deux religions fratricides
qu’il est possible de saluer le tournant vers l’ouverture et le respect entre Juifs et
chrétiens.
La Déclaration sur l’Eglise et les religions non chrétiennes Nostra aetate du 28
octobre 1965 donne un « cadre à l’intérieur duquel se définissent les rapports de
l’Eglise avec les religions non chrétiennes en général »9 et avec le judaïsme en
particulier. L’article 4 est exhaustif : il parle de la relation entre judaïsme et christianisme.
10 La croyance, le choix et la mission de l’Eglise trouvent leur racine en
Israël, origine de l’Eglise des Juifs et des païens. En enfants d’Abraham, tous les
croyants se retrouvent, selon leur foi, dans la vocation de ce patriarche. L’Eglise
n’est pas uniquement reliée au peuple juif à travers les patriarches, l’Ancienne
Alliance et le Nouveau Testament, mais également à travers la naissance physique
de Jésus, les apôtres et la plupart de ses premiers disciples.
La visite de Jean-Paul II à la Grande Synagogue de Rome en 198611 constitue un
autre tournant dans le rapprochement entre l’Eglise catholique et le judaïsme. Ainsi
en est-il de l’Accord fondamental entre le Saint-siège et l’Etat d’Israël de 199312,
du pèlerinage du Pape en Terre Sainte en 200013 et des prières de pardon14dites par
8 Yoram Kaniuk, Dreieinhalb Stunden und fünfzig Jahre mit Günter Grass in Berlin, dans: Die Zeit, no.
26 (21.06.1991), 53s.; 53.
9 A. Cardinal Bea, Die Haltung der Kirche gegenüber den nichtchristlichen Religionen, dans: Stimmen
der Zeit, tome 177, année 91 (1966), 1.
10 Voir introduction, 349–353, sur la Déclaration sur l’Eglise et les religions non-chrétiennes « Nostra
aetate », dans: Karl Rahner, Herbert Vorgrimler, Kleines Konzilskompendium. Tous les textes du
Vatican II, Fribourg en Brisgau 221990, 355–359.
11 Voir Rolf Rendtorff, Hans Hermann Henrix (éditeur), Die Kirchen und das Judentum, tome I: documents
de 1945–1985, Paderborn, Gütersloh 32001, K.I.33: Discours lors de la visite de la Grande Synagogue
à Rome le 13 avril 1986.
12 Voir Hans Hermann Henrix, Wolfgang Kraus (éditeur), Die Kirchen und das Judentum, tome II:
documents de 1986–2000, Paderborn, Gütersloh 2001, K.I.27’: Accord fondamental du 30 décembre
1993.
13 Voir le pèlerinage jubilaire en Terre sainte. Sermons et discours du Pape Jean-Paul II lors de la fête
du souvenir d’Abraham et lors de ses pèlerinages au Sinaï, en Egypte, et en Terre sainte en l’an 2000,
Bonn 2000 (Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls 145).
le représentant suprême de l’Eglise catholique-romaine le 12 mars 2000 devant le
monde entier. Les sept prières de pardon, témoignage moral, pastoral et liturgique
de la réconciliation, méritent d’être qualifiées d’événement historique.15
Depuis plus de cinq décennies, l’assainissement des relations entre christianisme et
judaïsme représente une préoccupation théologique de l’Eglise. La collection des
deux tomes Les Eglises devant le Judaïsme, limitée à des documents officiels et
dont le contenu théologique évoque la question judéo-chrétienne entre 1945 et
2000, compte presque deux mille pages.16 Mais jusqu’où ces explications sont-elles
comprises par les individus et modifient-elles la conscience religieuse ?
Il est incontestable que le christianisme reste fondamentalement tributaire de la
religion juive.17 Ainsi, l’Eglise touche, de par sa propre réflexion théologique, la
réalité et la tradition du judaïsme. Le rappel de la proximité du christianisme et du
judaïsme a ouvert une nouvelle ère dans les relations entre Juifs et chrétiens. Ce
processus a développé : le respect pour le peuple d’Israël en tant que « peuple de
l’alliance »18, la connaissance qu’Israël est le peuple élu et choisi par Dieu19, la
prise de conscience des racines juives du christianisme et de l’Eglise, la compréhension
de la vie de Jésus dans le contexte du judaïsme contemporain, la reconnaissance
de la foi qui relie à un seul et unique Dieu comme créateur, guide et juge
du monde, la reconnaissance de l’héritage commun dans l’ethos et dans la liturgie,
l’obligation de sonder sa conscience et de « purifier sa mémoire »20, la condamna-
14 Voir Jean-Paul II., Discours et prières de pardon, dans: Commission internationale théologique,
Erinnern und Versöhnen. Die Kirche und die Verfehlungen in ihrer Vergangenheit, Einsiedeln, Fribourg
32000, 111–129; surtout 126.
15 Voir ibidem 7–109.
16 Voir Rolf Rendtorff, Hans Hermann Henrix (éditeur), Die Kirchen und das Judentum, tome I: documents
de 1945–1985, Paderborn, Gütersloh 32001 (748 pages); Hans Hermann Henrix, Wolfgang Kraus
(Hrsg.), Die Kirchen und das Judentum, tome II: documents de 1986–2000, Paderborn, Gütersloh 2001
(1038 pages).
17 Voir Kurt Koch, Was bedeutet die Hinwendung der Kirchen zu ihren jüdischen Quellen für die christliche
Ökumene heute?, dans: Internationale Katholische Zeitschrift Communio, année 29 (mars/avril
2000), 160–174; 162: L’auteur indique, « que le judaïsme peut exister sans le christianisme, mais luimême
ne peut en aucun cas vivre sans le judaïsme, tout comme des fils et des filles ne peuvent vivre
sans leur mère ». Voir Schalom Ben-Chorin, Weil wir Brüder sind. Zum christlich-jüdischen Dialog
heute, Gerlingen 1988, 158: « Dans la quête de sa propre identité, le chrétien doit rencontrer le judaïsme
comme la racine de sa foi, pendant que le Juif ne doit point rencontrer le christianisme à la recherche de
son identité juive. » Pour des raisons historiques et culturelles, on peut rajouter que le judaïsme également
renvoie au christianisme.
18 Voir Jean-Paul II., Discours et prières de pardon, 124: „IV. Schuldbekenntnis im Verhältnis zu
Israel“: Par deux fois, le peuple d’Israël est ici désigné comme « le peuple de l’Alliance ».
19 Voir Catéchisme de l’Eglise catholique, Munich 1993, 250.
20 Voir Jean-Paul II., Incarnationis mysterium. Bulle d’indiction du Grand Jubilé de l’an 2000 (29
novembre 1998), Art. 11 (Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls 136). Dans sa bulle d’indiction de
l’Année Sainte 2000, le Pape souligne la purification du souvenir, afin de « vivre plus intensément la
grâce extraordinaire du jubilé ».
tion de l’antijudaïsme, de l’antisémitisme et du racisme21, le postulat du souvenir
pour un meilleur avenir et l’action de grâces des chrétiens face aux Juifs.
Jean-Paul II a désigné la Shoah comme « un crime sans précédent »22. Face à cette
catastrophe inexprimable, il décrit l’incapacité de formuler en mots ce drame singulier
et mentionne en même temps la nécessité de se préoccuper de l’aspect scientifique,
historique et théologique de ces événements meurtriers.23 La souffrance
incomparable du peuple juif dans la Shoah réclame une prise de position obligatoire
pour la protection de la vie et de la dignité humaine.
Durant les premières années de ce mouvement de dialogue, on a insisté particulièrement
sur ce qui unit les deux religions, afin de surmonter cette « souillure de
l’histoire » et se remémorer l’héritage biblique collectif. Aujourd’hui, une nouvelle
perspective s’est imposée, reconnaissant judaïsme et christianisme comme « cultures
de confrontation ». Leur rapport est défini par « une relation dualiste intensive
faite de fascination et d’aversion, d’attirance et de refus » (Amos Funkenstein). Le
dénominateur commun du dialogue judéo-chrétien, trop souvent interprété comme
un signe d’égalité, doit être interrogé sévèrement, comme ont entrepris Jean-
François Lyotard et Eberhard Gruber en 1995 dans leur livre Ein Bindestrich -
zwischen „Jüdischem“ und „Christlichem“24 : le trait d’union dans l’expression
« judéo-chrétien » présuppose une union qui n’existe pas sous cette forme. Le
dialogue interreligieux doit justifier cette relation ambivalente entre judaïsme et
christianisme, en soulevant non seulement des points communs du point de vue
religieux, mais également des différences théologiques.
Le penchant chrétien pour la religion juive durant les dernières décennies revêt
peut-être le caractère d’une réalisation de soi. En effet, le christianisme a développé
ses connaissances du judaïsme, assimilé ses propres racines, reconnu le statut
juif de Jésus et la valeur de l’Ancien Testament comme Bible hébraïque. L’autorité
de la Bible hébraïque est reconnue à travers deux documents de la Commission
Pontificale Biblique: L’interprétation de la Bible dans l’Eglise (1993) et Le peuple
juif et ses Saintes Ecritures dans la Bible chrétienne (2001).
21 Voir entre autres la Commission pontificale pour les relations avec le judaïsme, Nous nous souvenons
– Une réflexion sur la Shoah (16 mars 1998).
22 Jean-Paul II, 13 juin 1991, cité dans les propos des évêques allemands lors du 50ème anniversaire de
la libération du camp de concentration d’Auschwitz le 27 janvier 1995, confirmé le 23 janvier 1995 à
Würzburg. texte intégral dans: Herder Korrespondenz, année 49 (1995), 133–136; 133.
23 Voir idem, Entrer dans l’espérance, Rome 1994, 124: « Auschwitz, probablement le symbole le plus
fort de l’Holocauste du peuple juif, démontre jusqu’où un système basé sur la haine raciale et le pouvoir
peut arriver. Auschwitz reste de nos jours encore un avertissement ! Il rappelle que l’antisémitisme est
un péché commis contre l’humanité; que chaque haine raciale amène inévitablement à l’évanouissement
de la dignité humaine. » Voir également: Commission pontificale pour les relations avec le judaïsme,
Nous nous souvenons – Une réflexion sur la Shoah: La Shoah est désignée ici comme une « tragédie
inexprimable » (167), comme « une des plus grandes catastrophes dans l’histoire de ce siècle, un fait qui
nous concerne toujours encore » (168), « la plus grande de toutes les souffrances » (169, 177).
24 Jean-François Lyotard, Eberhard Gruber, Ein Bindestrich - zwischen „Jüdischem“ und „Christlichem“,
Düsseldorf 1995.
Juifs et chrétiens ne doivent pas s’accepter en fonction du jugement de leur foi,
mais de la profondeur de celle-ci et se réconcilier les uns avec les autres25. La conscience
de sa propre identité religieuse et la reconnaissance de la propre valeur de
l’Autre sont les conditions d’un dialogue authentique entre les religions. Stabilité et
capacité à créer et maintenir le dialogue, conservation de soi et ouverture à l’Autre
génèrent une tension positive susceptible d’être dirigée de manière sensible dans la
rencontre judéo-chrétienne. L’intérêt authentique pour l’Autre impose dès lors une
attention qui, puisqu’il connaît son propre soi, cherche à comprendre l’Autre dans
sa façon d’être et sa propre valeur, une attention qui ne perçoit pas seulement ce
qui est connu, mais également ce qui est étranger et qui l’accepte.
C’est ainsi que l’écrivain juif d’origine égyptienne Edmond Jabès écrit: « Dans sa
volonté d’être, l’étranger nous enseigne qu’il ne peut y avoir de connaissance de
soi sans une précédente acceptation de soi. (...) L’autre, en tant qu’il me reconnaît,
m’enseigne à me reconnaître moi-même (…). »26 Pendant que l’étranger me fait
étranger, il m’ouvre à ma propre existence, à mon identité. Or, c’est l’expérience
d’être autrement et étranger qui permet d’être soi-même et unique.
L’essence du dialogue avec l’Autre est décrit par Martin Buber dans son livre Je et
Tu: „Ich werde am Du; Ich werdend spreche ich Du. Alles wirkliche Leben ist
Begegnung.“27
25 Voir Joseph Cardinal Ratzinger, Evangelium, Katechese, Katechismus. Streiflichter auf den Katechismus
der katholischen Kirche, Munich 1995, 63–83: Jésus de Nazareth, Israël et les chrétiens. Leur
relation et leur mission selon le Catéchisme de l’Eglise catholique de 1992; 82.
26 Edmond Jabès, Ein Fremder mit einem kleinen Buch unterm Arm, Munich, Vienne 1993, 113s.
27 Martin Buber, Ich und Du, Gerlingen 121994, 18.
Rudolf Stichweh
L’étrangeté dans la société humaine: indifférence et sympathie minimale 28
I L’altérité et l’étrangeté
L’expérience sociale de l’étrangeté se distingue de l’altérité. Être autrement qu’un
alter ego est une expérience indiscutable, qualifiée de sociale et universelle. Elle
conditionne mon identité à partir de la différence vis-à-vis de l’ « Autre ».
L’étrangeté existe lorsque le caractère différent d’un alter ego est ressenti comme
une irritation ou un dérangement, un critère pragmatique caractéristique pour
l’étrangeté. L’ambivalence – dans le sens de significations contradictoires pour un
même objet – et l’insécurité représentent d’autres phénomènes de l’étrangeté. Cette
dernière déclenche dans de nombreux cas un besoin d’agir. On ne peut pas intravertir
le dérangement, on est plutôt poussé à déclencher une réaction pour assimiler
ou supprimer ce malaise.
Deux conditions définissent l’étrangeté: des différences sociales et objectives.29
L’expérience de l’étrangeté peut se référer à un homologue social qui est perçu
comme un étranger par ses formes d’expression différentes, défini tel un objet
social compact. Elle se réfère en alternance à des différences objectives et aux
incertitudes qui y sont liées. Il est possible d’être face à un certain domaine de
connaissance étranger à soi (les mathématiques, la technique informatique, la
culture des Hittites). Dans les deux formes d’étrangeté, le moment de la distance
spatiale et temporelle joue un rôle. La distance peut déclencher l’étrangeté lorsque
des millénaires séparent un individu d’une culture étrangère; mais elle peut aussi
éliminer la source du problème, parce que la séparation spatiale et temporelle annihile
le besoin d’agir.
Les réflexions suivantes se concentrent sur l’aspect social de l’étrangeté, donc sur
le fait que quelqu’un est perçu et classé socialement ou dans ses limites comme un
étranger. Dans cette description, on peut inclure une multitude de différences objectives,
mais elles reculent cependant dans la perception de l’Autre en tant
qu’étranger. Avec cette description, se pose la question de l’appartenance au système
social dans lequel elle est faite. Si l’étranger concerné est membre du système
social en question, quelles sont les limitations, mais aussi les privilèges qu’on lui
réserve?30
28 Edition revue d’un exposé, paru en premier dans: Zwischen Nanowelt und globaler Kultur. Science +
Fiction, Berlin 2001, 98–110.
29 Voir à propos d’étrangeté sociale et culturelle : MÜNKLER, Herfried (Hg.): Furcht und Faszination.
Facetten der Fremdheit. Berlin 1997.
30 Voir HARMAN, Lesley D.: The Modern Stranger. On Language and Membership. Berlin 1988.
II Sémantiques historiques et variantes socio-structurelles de l’implication
de l’étranger
Le discours de « l’étranger » représente une sémantique historique quasi universelle
pour laquelle nous trouvons des exemples dans une multitude de cultures et
de littératures. Pratiquement chaque société historique s’est préoccupée de la catégorisation
des rôles et statuts de membres étrangers. De nombreux lecteurs
connaissent des exemples éminents de la sémantique de l’étranger dans l’Ancien
Testament, l’Iliade ou l’Odyssée. Ainsi, l’Ancien Testament exhorte sans cesse les
Hébreux à accueillir l’étranger comme un hôte parce qu’eux-mêmes étaient jadis
étrangers et esclaves en Egypte.31 Dans les formulations de ce genre, nous trouvons
des aspects connus de la sémantique de l’étranger: les incertitudes du propre chemin
de vie (le pèlerinage de l’homme sur terre) faisant de chaque individu un
étranger à un moment donné; la réciprocité entre humains, basée sur de telles incertitudes
; mais aussi les ambiguïtés du traitement de l’étranger qui se nourrissent de
l’espoir qu’il est peut-être un Dieu déguisé.
Ces questions historiques, fascinantes en l’occurrence, ne seront pas traitées cidessous,
puisqu’il s’agit d’une analyse de la société mondiale actuelle. Au lieu
d’un traitement historique, nous aborderons le sujet des « étrangers dans la société
mondiale », suscitée par une reconstruction minimale de différents modèles de
l’étranger inclus dans diverses sociétés.
Je souhaite différencier cinq modes de perception et de traitement de l’étranger.
Ainsi, l’accent sera mis sur le caractère analytique des différences rapportées cidessous.
Il ne s’agit pas d’une séquence dans laquelle les typologies se relayent
séparément. Elles apparaissent plutôt l’une à côté de l’autre; il est imaginable que
dans une société donnée, plusieurs d’entre elles peuvent être observées. Il existe
premièrement des sociétés qui ne réussissent pas à reconnaître l’étranger comme
un étranger. Dans ce cas, il n’existe pas de réelle irritation ni de besoin d’action.
Aux environs de 1930, des étrangers (en l’occurrence des chercheurs d’or australiens)
voyagèrent pour la première fois sur les Hauts Plateaux de la Nouvelle Guinée
qu’on croyait jusqu’alors non peuplés, mais qui l’étaient en réalité. On raconte
que les tribus qu’ils rencontrèrent les reconnurent sans hésitation comme d’anciens
membres de la tribu, même comme des membres de la famille décédés et retournés
au pays.32 La tribu ne réagit pas à l’étrangeté ainsi expérimentée, parce que celle-ci
ne reflétait pas « l’image du monde » des sociétés concernées. Un deuxième type
31 GREIFER, Julian: Attitudes to the Stranger. A Study of the Attitudes of Primitive Society and Early
Hebrew Culture. ds.: American Sociological Review 10 (1945), 739–745. 32 Voir sur la reconstruction de cet épisode CONNOLLY, Bob / ANDERSON, Robin: First Contact. New
Guinea's Highlanders Encounter the Outside World. Londres 1988.
de société enregistre l’effet d’irritation propre aux étrangers, mais s’applique à
faire disparaître immédiatement l’étrangeté vécue. Les mécanismes mis en place
vont de l’expulsion ou l’assassinat de l’étranger jusqu’aux processus d’admission
dans la société sous forme de rites d’initiation et d’adoption de l’étranger par des
liens de parenté ; il s’agit d’éliminer de l’étranger tous les aspects d’étrangeté.
Un troisième modèle a été réalisé par les systèmes sociaux stratifiés qui ont défini
une grande partie de l’histoire de la société des derniers millénaires. Ces systèmes
offraient pour la première fois une pluralité de statuts possibles aux étrangers qui
correspondait à la diversification de la structure sociale dans des sociétés réunies.
On distingua des étrangers internes et externes; des étrangers supportés, privilégiés
et soumis; des professions et enclaves réservées aux étrangers et défendus aux
indigènes; des étrangers se trouvant là où des interruptions de communication entre
groupes de sociétés les rendaient indispensables en tant que médiateurs et autres
fonctions. Les 19ème et 20ème siècles virent l’invention de l’Etat national comme
une forme politique universelle, apportant dans un sens une simplification radicale
de ce modèle diversifié et donc une quatrième forme de comportement vis-à-vis
des étrangers : en lieu et place de la pluralité des statuts s’installent des classifications
binaires distinguant les indigènes, membres à part entière de l’Etat national,
des étrangers auxquels il manquait les autorisations adéquates. Sans l’Etat national
et la complexité des droits corporatifs sur lesquels il repose, cette simplification de
la multiplicité de statuts modernes n’eût pas été possible.
En parallèle à la genèse de l’Etat-nation, nous trouvons la situation qui nous intéresse
tout particulièrement dans cette analyse et qui expose le cinquième type de la
classification sociale de l’étrangeté. Des Etats-nations ont déjà accompli le processus
d’affirmation de la nouvelle forme de l’organisation politique qu’ils représentent.
Ils font partie de la création d’un système social universel dans lequel les
expériences vécues avec des étrangers se modifient grandement. Dans une première
approche, on peut parler de l’universalisation de l’étranger.33 Cela veut dire
que dans les relations de vie modernes, ainsi les contextes urbains, la plupart des
interactions surviennent avec des personnes étrangères. En d’autres termes,
l’étrangeté de l’Autre devient quotidienne et évidente et perd le caractère de
l’irritation et de la perturbation. Une signification alternative parle de la disparition
de l’étranger ou de son invisibilité. On pense à ce propos qu’il existe bel et bien un
discours sur l’étranger qui dénote de manière sémantique son caractère
d’inquiétude. Cependant, il est difficile d’identifier un étranger dans ce sens. Il
33 Une des nombreuses formulations de cet état de fait est proposée par Clifford Geertz en considérant la
diversité de traditions intellectuelles, qui représentent de manière égale une particularité tribale pour
ceux engagés, ayant parfois aussi un effet de « constitution mondiale »: „We are all natives now, and
everybody else not immediately one of us is an exotic.“ GEERTZ, Clifford: The Way We Think Now:
Toward an Ethnography of Modern Thought. Dans: idem., Local Knowledge. New York 1983, 147–
163.
s’agit de ce monde expérimental qui est spécifique pour la présente société mondiale
qui doit être exploré davantage ci-après. Cette société comporte la distribution
des communications devenues accessibles à tous. Il n’existe par conséquent
plus qu’un seul système de société sur terre.34
III La normalisation de l’étrangeté: la structure paradoxale de l’indifférence
Vers la fin du 18ème siècle déjà, nous découvrons des analyses socio-politiques
ressemblant à celles déjà esquissées. Edmond Burke constate l’unification du
monde européen dans un texte paru en 1796: « No European can be a complete
exile in any part of Europe. »35 Cette phrase modifie complètement l’éclairage
historique de la société, plus profondément, me semble-t-il, que ce n’est le cas pour
la genèse de l’Etat national. Si aucun lieu ne peut être l’endroit d’un complet exil,
il semblerait qu’un état de familiarité puisse exister partout envers chaque partenaire
d’interaction potentiel. Aucune place précise n’est dès lors identifiable pour
l’étrangeté dans la circulation sociale. Du moins cela vaut-il dans le domaine des
descriptions que l’Europe produit pour elle-même.
On trouve facilement d’autres indices démontrant ces changements. Citons entre
autres la tendance du 18ème siècle à développer l’idée que l’humanité présente des
traits spécifiques fondamentaux, communs, qui l’emportent sur l’étrangeté et
l’inimitié observables empiriquement.36 La théorie sociale ne peut plus être caractérisée
comme une théorie de l’amitié car une telle conception présupposerait qu’il
existe un « extérieur » social (à savoir d’autres sociétés) où l’étrangeté et l’inimitié
seraient les attitudes prépondérantes. En lieu et place d’une théorie sociale conçue
comme une théorie de l’amitié, des étapes intermédiaires entre amitié et inimitié
seront tenues comme caractéristiques de la sociabilité. L’ouvrage de Benjamin
Nelson The Idea of Usury est intéressant pour l’analyse de ces modifications : car il
se réfère à la théorie des lois scientifiques du 16ème et 17ème siècles (Alberico Gentili,
Samuel Pupendorf) ; il leur attribue l’idée fondamentale de la bienveillance
calculée (calculated benevolence) en tant qu’attitude désirable non seulement envers
d’autres individus mais envers d’autres nations.37 Le point essentiel de cette
analyse apparaît être la tension entre l’attitude calculatrice envers autrui et la bien-
34 STICHWEH, Rudolf: Die Weltgesellschaft. Soziologische Analysen. Francfort a. M. 2000.
35 Ce passage se trouve dans un exposé sur l’Irlande: BURKE, Edmund: 1796/7: Letters on a Regicide
Peace. Vol. 3. In: Select Works of Edmund Burke. Oxford 1878. (1991).
36 BÖDEKER, Hans Erich: Menschheit, Humanität, Humanismus. ds.: Geschichtliche Grundbegriffe (Bd.
3). Stuttgart (1982), 1063–1128. FUCHS, Peter / GÖBEL, Andreas (Hg.): Der Mensch – das Medium der
Gesellschaft? Francfort a. M. 1994.
37 NELSON, Benjamin: The Idea of Usury. From Tribal Brotherhood to Universal Otherhood. Chicago
1969.
veillance à son égard. C’est dans ce rapport que se manifeste la structure paradoxale
de l’indifférence.
Une seconde étape importante de la sémantique historique de l’indifférence est
représentée par la philosophie morale du siècle des Lumières écossais, entre 1730
et 1790. Pour Adam Smith surtout, la théorie de la division du travail, en tant que
théorie de l’échange de relations entre étrangers dans une société commerciale, a
été imbriquée dans une théorie des sentiments moraux qui réglementent les relations
entre les êtres humains.38 Celui-ci montre clairement que les relations non
concertées entre étrangers ne peuvent plus être basées sur le présupposé de relations
personnelles ou amicales. C’est dire qu’elles sont conditionnées par la
confiance et une empathie fondamentale pour autrui, permettant de faire abstraction
des qualités personnelles, donc d’y être indifférent. On voit ici encore le paradoxe
: un degré minimal de confiance et un sens fondamental de l’empathie sont
incidemment les conditions préalables pour que l’indifférence ne fasse pas problème
par la suite.
Quelle est la nature de l’arrière-plan culturel de l’indifférence et qu’est-ce que ce
concept signifie en fait ? Dans la société moderne, la conception d’une constellation
localement créée d’amis et d’ennemis, de natifs et d’étrangers, caractéristique
pour la plupart des anciens systèmes sociaux, à été remplacée par le phénomène
d’un système grandement élargi de points de référence sociaux pour tout un chacun.
Pour bien le comprendre, il faudrait éviter les connotations péjoratives des
termes indifférence ou de l’équivalent allemand Gleichgültigkeit. Ces connotations
sont facilement surmontables du fait que ces deux mots laissent entendre qu’il n’y
a pas lieu de tenir compte des différences non significatives inhérentes à un certain
objet. Le terme Gleichgültigkeit le fait apparaître clairement. On traite des choses
en soi différentes comme s’il fallait leur accorder une égale importance même si
l’on avait pu leur attribuer des valeurs différentes si nos intérêts avaient porté dans
une autre direction. La décision d’adopter une position d’indifférence ou de
Gleichgültigkeit est liée au surcroît d’information qui nous oblige de nous restreindre
quant aux connaissances disponibles. S’agissant de la structure sociale, l’objet
de notre attention est l’extension dans la plupart du monde du réseau de relations
où tout un chacun est imbriqué. Par conséquent, les autres, avec qui nous sommes
impliqués au niveau de l’interaction et de la communication, ne sont pas saisis
primordialement au niveau de leurs dissemblances mais comme des individus. Eu
égard à leur individualité factuelle, ils sont tous égaux. Partant, les différences et
dissemblances devraient tout d’abord être dégagées en relation avec l’égalité fondamentale
des autres qui sont perçus comme individus mais, en règle générale,
personne ne prêtera attention à ces différences, parce qu’elles ne sont pas relevan-
38 SMITH, Adam: Der Wohlstand der Nationen. Eine Untersuchung seiner Natur und seiner Ursachen.
1789 (5ème réédition. Münich 1993); rsp. SMITH, Adam: The Theory of Moral Sentiments. 1759 (Indianapolis
1984).
tes dans tel ou tel cas et, de plus, parce qu’elles apportent un lot insupportable
d’informations. Cela est à l’origine du phénomène de l’indifférence manifestée à
l’égard de toutes les formes de différence sociale. Le sociologue Niklas Luhmann
fait état d’une expression qui rappelle la pensée du sociologue Norbert Elias à
savoir celle d’individualité disciplinée, trait particulier de la modernité39. Cette
formulation, laquelle comprend encore un paradoxe, s’applique autant à la conception
que nous avons de nous-mêmes qu’à ce que nous attendons des autres.
L’individualité que nous espérons surgir chez tout un chacun n’est pas celle d’un
individu extraordinaire ou d’un héros. Cela s’applique également à la conception
de nous-mêmes : nous sommes supposées peser ni sur l’interaction elle-même ni
sur les autres par la manifestation d’une individualité extraordinaire. L’essentiel est
donc l’individualisation de tous les participants aux interactions mutuelles et avec
la société. Sous cet angle, les différences entre eux deviennent secondaires ou
n’entrent en jeu que lorsqu’une personne les exhibe dans certaines situations ou les
identifie en se vouant à l’observation des autres. Dans toutes les autres circonstances,
nous y sommes indifférents.
Des résultats semblables ont déjà été obtenus au début du 20e siècle par ce que l’on
peut nommer à présent la sociologie classique. Le sociologue Georg Simmel parle
de la réserve du citadin qu’il attribue à l’exigence de l’économie psychique, sans
laquelle on en arriverait à ce que « l’on serait complètement atomisé de l’intérieur
et l’on en arriverait à un état psychique invraisemblable ». L’explication sociologique
de Simmel diffère de l’analyse présentée ici en ce sens qu’il croit découvrir
dans cette réserve « le ton supérieur d’une aversion cachée ». 40 Une telle aversion
me semble par trop lourde et donc invraisemblable. Un autre auteur totalement
oublié mais particulièrement intéressant est Nathaniel Shaler, un géologue de Harvard,
qui a publié en 1904 l’ouvrage The Neighbor, The Natural History of Human
Contacts. 41 Selon lui, la civilisation a tendance à créer une troisième forme de
catégorisation sociale dominante qui tend à supplanter la différence entre amis et
ennemis, indigènes et étrangers. Il appelle cette troisième catégorie le commonplace-
folk. Il décrit notre attitude envers cette catégorie sociale soit comme celle où
nous essayons d’être en relation avec elle sans enregistrer consciemment sa présence
soit, si les conditions sociales sont relativement pacifiques, de manifester un
minimum de sympathie dans nos relations avec elle. Toutes ces analyses partent de
la ville comme arrière-plan explicite ou implicite du changement structurel observé.
La ville était le laboratoire des modes de comportement modernes et est deve-
39 LUHMANN, Niklas: Individuum, Individualität, Individualismus. Dans: idem: Gesellschaftsstruktur
und Semantik. Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft (tome 3). Francfort a. M.
1989, 149–258, ibidem 185–6.
40 SIMMEL, Georg: Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung (édition
complète, tome 11). Francfort a. M.. 1992 (1ère édition 1908), ibidem 122–3.
41 SHALER, Nathaniel S.: The Neighbor. The Natural History of Human Contacts. Boston / New York
1904.
nue à présent le cadre de vie plus ou moins universel pour tous les hommes sur la
terre. La différence entre ville et campagne, l’une des plus anciennes ressources
pour le vocabulaire des sociologues, n’est que rarement instructive de nos jours.
Sous cet angle, une différence claire résultant de la socialisation urbaine laisse la
place à l’universalisation des expériences de différenciation.42
IV Mécanismes de l’indifférence
La sociologie moderne peut être interprétée comme un répertoire de mécanismes
de l’indifférence. Cela tient compte du fait que l’indifférence, à l’instar d’autres
techniques employées dans les sociétés civilisées, doit être enseignée et apprise
explicitement, même si ce processus n’est pas conscient. Quelques exemples de ce
répertoire méritent d’être mentionnés.
L’une des inventions conceptuelles les plus connues à cet égard est la civil inattention
d’Erving Goffmann. On constate une tension paradoxale dans cette formulation
; un comportement courtois et bourgeois vient au départ prendre la forme
particulière de l’inattention envers les autres. Comme le relève à plusieurs reprises
Goffmann, cela n’est possible que parce que l’on anticipe des autres des codes
bourgeois de comportement impliquant la même bienveillante attention.43 La
confiance constitue le terme adéquat pour désigner cette bienveillance. Nous savons
depuis Niklas Luhmann et d’autres auteurs que le mécanisme de la confiance
est en quelque sorte un « acompte » sur le comportement futur d’un alter ego, un
risque dont les effets nous sont nécessaires si nous voulons développer nos propres
activités complexes.44 Anthony Giddens désigne opportunément la confiance
comme un « background noise » (un « bruit d’arrière-plan »).45
Une autre expression qui évoque les théories des droits naturels du 17e siècle est
celle d’Allan Silver sur la « routine benevolence » (la « bienveillance de routine
»).46 Celle-ci n’est pas forcément accordée à autrui d’une manière active mais
elle constitue l’une des routines opérationnelles des systèmes sociaux et person-
42 Chez GOFFMAN, Erving: The Interaction Order. In: American Sociological Review 48 (1983), 1–17,
on observe que la perte de signification de la différentiation entre ville et campagne constitue une
condition pour qu’une abstraction telle que celle de l’ordre d’interaction devient possible.
43 GOFFMANN, Erving: Behavior in Public Places. Glencoe, Ill. 1963; GOFFMANN, Erving: Relations in
Public. Microstudies of the Public Order. Harmondsworth 1972.
44 LUHMANN, Niklas: Vertrauen. Ein Mechanismus der Reduktion sozialer Komplexität. 2ème édition
Stuttgart 1973.
45 GIDDENS, Anthony: The Consequences of Modernity. Cambridge 1990, ibidem 82.
46 SILVER, Allan: Friendship in Commercial Society. Eighteenth-Century Social Theory and Modern
Sociology. Dans: American Journal of Sociology 95 (1990), 1474–1504; SILVER, Allan: "Two Different
Sorts of Commerce". Friendship and Strangership in Civil Society. Dans: WEINTRAUB, Jeff / KUMAR,
Krishan (Hg.): Public and Private in Thought and Practice. Perspectives on a Grand Dichotomy. Chicago
1997, 43–74.
nels. En outre, ces routines sont, comme nous le savons grâce aux théories de
l’évolution socio-culturelle, les résultats plus ou moins stables d’un système social
pleinement développé. Ces routines ont fonction de marquage et de limitation du
domaine de l’action future.47
Tous ces modes paradoxaux d’orientation atteignent plus ou moins le même résultat.
Ils permettent à celui qui utilise ces modèles de découvrir des milliers de négations
(soit des manières d’ignorer autrui), qui ne sont ni prises en compte en pratique
ni ne donnent prétexte à conflit eu égard au caractère invisible de celles-ci.
Rendre par ces comportements la négation invisible constitue l’une des plus remarquables
inventions des temps modernes propres à endiguer les conflits.48 Mais
comment ces négations fonctionnent-elles et quelles manières de se comporter
méritent d’être particulièrement soulignées ? Il y a lieu de mentionner tout d’abord
la pratique remarquable du filtrage de milliers d’individus présents, et qui sont
ignorés. Tel est le cas dans les villes, les places publiques et les manifestations de
masse où l’on doit être capable de ne pas se sentir en relation avec tous les autres.
A défaut, des perturbations psychiques vont survenir et la conscience de soi sera
submergée par des influences extérieures, ce qui démontre que cette capacité ne
doit pas être considérée comme un résultat trivial mais comme la norme sociale.
Dans de nombreuses situations, la fiction de la non-présence est une technique
importante. Celle-ci avait déjà joué un rôle important dans la société citadine de la
vieille Europe lorsque les gens vivant dans les demeures se comportaient vis-à-vis
d’un personnel physiquement présent et activement impliqué dans ses prestations
de service comme s’il n’était pas là. Aujourd’hui cette stratégie offre une solution
dans des situations ou les différences et les risques de conflits sont élevés et où la
prétendue absence de l’autre neutralisent considérablement ces derniers.
De telles exigences sont soutenues par l’art de l’évitement.49 Accélérer ou ralentir
le pas, changer de trottoir et éviter tout contact visuel en sont des exemples. Dans
les relations téléphoniques, l’anonymat, l’utilisation de répondeurs et le fait de ne
pas mentionner son propre nom jouent un rôle semblable. Bien des échanges de
conversation par téléphone constituent un affrontement où leur réussite dépend de
la personne qui donne en premier son nom.
S’y ajoute une invention singulière des temps modernes, la non-communication
malgré l’évidente réciprocité de la perception. Il n’est par conséquent pas permis
de douter de la pertinence de l’affirmation de Watzlawick selon laquelle il n’est
47 Voir NELSON, Richard R. / WINTER, Sidney G.: An Evolutionary Theory of Economic Change.
Cambridge, Mass. 1982.
48 Voir à propos de la non visibilité du non STICHWEH, Rudolf: Zum Verhältnis von Differenzierungstheorie
und Ungleichheitsforschung. Am Beispiel der Systemtheorie der Exklusion. Dans: SCHWINN,
Thomas (Hg.): Differenzierung und soziale Ungleichheit. Die zwei Soziologien und ihre Verknüpfung.
Francfort a. M. 2004, 353–367, ebd. III.
49 Voir ANDERSON, Elijah: Streetwise: Race, Class and Change in an Urban Community. Chicago 1990,
ibidem 209, „art of avoidance“.
pas possible de ne pas communiquer. Mais c’est un incroyable acquis des temps
modernes que des gens puissent se regarder l’un l’autre des heures durant dans un
train sans conférer à ce comportement le caractère d’une communication.50
Du côté positif de ce même type d’interaction nous trouvons l’institution de
l’acception minimale de l’autre. Il arrive que des gens se rencontrent et se saluent
et quant bien même ils sont complètement étrangers l’un à l’autre et l’un d’eux
esquisse un sourire quand bien même son vis-à-vis n’a rien fait pour le mériter. Ce
sourire apparaît conditionné par la culture et non pas comme une attitude universelle.
Ainsi en Grèce moderne, il est parfaitement normal de ne pas sourire mais de
présenter au contraire un visage froid et questionneur faisant comprendre à
l’interlocuteur qu’il est un étranger et qu’il a à se comporter pour le moment en
conséquence.51
Tous ces actes sont en rapport avec la catégorie différentielle des relations impersonnelles
que nous vivons comme une partie de la réalité quotidienne. Nous nous
retirons derrière les lignes de l’interaction pour rester anonymes. Nous nous habituons
ainsi à avoir affaire à des gens que nous ne connaissons pas. Amitié et inimitié,
familiarité et étrangeté ne sont plus des dichotomies pertinentes pour affronter
la situation. Elles sont supplantées par la nouvelle institution sociale de
l’acquaintance, de la personne prise comme connaissance, qui atténue la différence
entre les relations personnelles et impersonnelles. En dernière analyse, ces
transformations correspondent à l’apparition de la structure sociale connue sous le
nom de réseau qui coupe le contact et libère même les communautés de leurs
conditions locales.52
V Remarque finale: indifférence et morale
Quelles sont les bases morales de l’indifférence ? L’indifférence peut-elle être
envisagée comme le soubassement moral de la société moderne ? Il existe évidemment
une morale minimale qui exige l’acceptation fondamentale de tous les
autres sans que ceux-ci soient obligés de faire quoi que ce soit pour l’obtenir ou la
mériter. Et il importe que les autres ne méritent pas plus que cette sympathie minimale
car ils n’ont pas de revendication plus étendue en ce qui concerne notre
attention et notre engagement. Nous sommes ici tous des observateurs distants dont
on peut tout au plus réclamer le detached concern (le souci détaché, indifférent),
une orientation paradoxale que les sociologues Renée Fox et plus tard Talcott Par-
50 Voir SIMMEL, Georg: Die Grossstädte und das Geistesleben. Dans: Ders.: Aufsätze und Abhandlungen.
1901–1908 (tome 1). Francfort a. M. 1993, 116–131 (1ère impression 1903), ibidem 727.
51 STORACE, Patricia: Dinner with Persephone. Travels in Greece. New York 1997.
52 Voir WELLMAN, Barry (éd.): Networks in the Global Village. Life in Contemporary Communities.
Boulder, Col. 1999.
sons ont présenté comme une forme de maîtrise en ce qui concerne la réponse que
l’on attend des professions caritatives.53 En même temps il existe des indices
d’une solidarité minimale entre tous les êtres humains au–delà du niveau de
l’interaction – une solidarité mondiale de toutes les espèces humaines. Nous pouvons
évaluer les effets structuraux de l’indifférence en observant et comparant
systématiquement ces phénomènes aux différents stades de la constitution de la
société. Finalement cette société apparaît comme une société mondiale. Elle ne
connaît plus d’extérieur social, pas plus que quiconque n’existe que l’on puisse
appeler légitimement un étranger à la société.54
53 FOX, Renée C.: Experiment Perilous. Physicians and Patients Facing the Unknown. New York 1959.
54 Voir FÖGEN, Marie Theres (Hg.): Fremde der Gesellschaft. Historische und sozialwissenschaftliche
Untersuchungen zur Differenzierung von Normalität und Fremdheit. Francfort a. M. 1991.
Présidence et membres de la commission de dialogue judéo/catholique-romaine (CDJC)
Présidence:
Prof. Dr. Alfred Donath (mandaté par le SIG)
Mgr Prof. Dr. Kurt Koch (mandaté par CES)
Secrétaire général du SIG: Dennis L. Rhein
Secrétaire de la CSE: Dr. Agnell Rickenmann
Co-président juif: Prof. Dr. Ernst Ludwig Ehrlich (Riehen)
Co-président catholique: Prof. Dr. Verena Lenzen (Lucerne)
Membres:
Tovia Ben-Chorin (Zurich), Rabbin
Michel Bollag (Zurich), Assistant Rabbin
Prof. Dr. Azzolino Chiappini (Lugano)
Dr. des. Simon Erlanger (Bâle)
Prof. Dr. Jean Halpérin (Genève)
Hervé Krief (Lausanne), Rabbin
Prof. Dr. Simon Lauer (Clarens)
Dr. P. Christian M. Rutishauser SJ (Schönbrunn)
Prof. Dr. Adrian Schenker OP (Fribourg)
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Mme la professeure Dr. Verena Lenzen
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Inserito 01/01/1970
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