A propos du dialogue judéo-chrétien

Tutti i documenti (830)

Meyer Jaïs

Francia       09/1975

Nous reproduisons intégralement cette déclaration du grand rabbin de Paris, parue dans un supplément au numéro de septembre 1975 d'Information juive. Cette publication a été faite avec la participation du Consistoire israélite de Paris.

Depuis bien des années déjà, l'Eglise cherche à se rapprocher de la Synagogue. Animée du désir d'opérer un véritable tournant dans l'histoire des rapports entre juifs et chrétiens, elle voudrait mettre un terme aux affrontements millénaires. Les considérant comme le fruit de l'ignorance et du mépris, elle pense que des contacts réguliers ne manqueraient pas de créer un climat de compréhension réciproque et d'estime renouvelée.

Le Congrès de Seelisberg et celui de New Dehli, la Déclaration « Nostra Aetate » de Vatican Il, les Orientations épiscopales du Comité français d'avril 1973, et le « Document romain » de janvier 1975, témoignent de la persévérance avec laquelle elle poursuit ce but. Des mouvements tels que l'« Amitié judéo-chrétienne », la « Fraternité d'Abraham », « Siloê » et des revues comme Rencontre, Vav et Sens tendent à ce même objectif.

Il avait été indiqué avec force dans la « Déclaration conciliaire sur les juifs ' de 1965. Partant du principe qu'il existe un grand patrimoine spirituel commun au judaïsme et au christianisme, l'Eglise se dit naturellement soucieuse de mieux connaître ses origines. Mais en même temps elle aspire à nous renseigner sur ses propres croyances. La multiplication de rencontres où juifs et chrétiens s'adonneraient ensemble à des études bibliques et théologiques, seraient selon elle de nature à extirper les vieux préjugés. Elles offriraient le moyen de mieux se connaître et partant, de s'apprécier et de se réconcilier. Plus de méprises, donc plus de mépris.

De pareilles déclarations n'ont pas manqué d'être accueillies chez nous chaleureusement, et pour certaines d'entre elles trop chaleureusement, a-t-on dit, dans les milieux chrétiens. Un manque d'habitude du vocabulaire théologique de l'Eglise, une certaine ignorance de la nature des problèmes, et aussi, il faut bien le dire, un certain désir inconscient, sinon de se fondre complètement dans la masse, du moins, de ne plus être qu'une confession du même genre que les autres, expliquent l'enthousiasme avec lequel ont été saluées dans nos rangs ces nouvelles dispositions, où l'on a vu également une certaine garantie contre le retour de moins en moins improbable de l'antisémitisme.

Il n'est donc pas superflu d'examiner cette nouvelle théologie chrétienne vis-à-vis du judaïsme. Dans notre analyse, il ne sera tenu compte que du texte du Comité épiscopal français et de celui de la Commission pontificale, les seuls, avec le Schéma, quoique pas au même degré, à pouvoir être pris comme exprimant la pensée profonde de l'Eglise. D'autre part, étant donné la complexité du sujet et la multiplicité des problèmes soulevés, la meilleure méthode nous paraît être d'aborder successivement:

a) les domaines où le changement a été plus apparent que réel;

b) celui où l'on peut à bon droit parler d'une révision radicale;

c) celui enfin — et par ailleurs le plus fondamental —où il n'y a pas eu la moindre modification.

Et ainsi se trouvera circonscrit de lui-même, avec une extrême précision, le seul domaine où le dialogue est possible, à notre sens, et où il devrait s'instaurer.

La question du déicide

Contrairement à ce que l'on a pu croire, à propos de l'antisémitisme, le pas franchi par le Document romain n'a pas été décisif. Certes, l'Eglise ne se sent plus absolument étrangère « aux persécutions et aux massacres des juifs qui se sont déroulés en Europe, juste avant et pendant la seconde guerre mondiale •. Le Document romain marque un progrès par rapport à la Déclaration conciliaire, qui finalement, s'était bornée à « déplorer » Auschwitz. Elle n'avait pas cru pouvoir aller plus loin parce que, pour elle, il n'y avait pas eu là « faute contre l'Esprit ». Il ne s'agissait pas d'hérésies, mais simplement de crimes et de péchés. Cette fois-ci, la Commission pontificale, dont les prises de position sont moins contraignantes que celles du Concile, certes, mais qui est pourvue de plus de pouvoir qu'un Comité épiscopal, est allée de l'avant. Elle n'a pas hésité à rappeler « que les liens spirituels et les relations historiques rattachant l'Eglise au judaïsme, condamnent toute forme d'antisémitisme et de discrimination que la dignité humaine, à elle seule, suffit à condamner .

Les « Orientations » avaient déjà frayé la voie. Elles avaient « stigmatisé les qualifications infâmantes qui ont cours de nos jours, de façon directe ou larvée... héritées du monde païen... mais renforcées en climat chrétien... qui a manqué d'amour... ce en quoi la conscience chrétienne a été la plus coupable «. Bien qu'il ne s'agisse que de suggestions, il faut rendre hommage à ce langage nouveau. Il est d'autant plus précieux que le but du Document romain est de le communiquer « à tous les niveaux d'enseignement et d'éducation, par le canal des manuels scolaires et par les moyens puissants d'information sociale, dans les écoles normales, les séminaires, et les universités ». Mais ce n'est certes pas manquer de gratitude que de remarquer qu'à la base de la haine dont nous sommes entourés, depuis vingt siècles, il y a non seulement, comme les «Orientations• le reconnaissent elles-mêmes, des arguments pseudothéologiques, mais aussi ce qui les alimente, à savoir, des récits dont le caractère historique est loin de s'imposer. Si l'on commence par admettre, avec la Déclaration conciliaire, « que les autorités juives avec leurs partisans, ont poussé à la mort de Jésus », il va de soi que l'horreur suscitée dans le coeur du chrétien par une telle affirmation demeure intacte, en dépit de la restriction marquée par l'adverbe: indistinctement.

Il est indubitable, en effet, que si du point de vue de la responsabilité « ce qui a été commis durant la passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps », par contre, du point de vue de la solidarité, la culpabilité d'Israël reste entière. Surtout si, comme on nous le répète sans cesse, le crime du peuple juif aurait consisté autant dans le meurtre de Jésus que dans le refus de le reconnaître par la suite.

Comment dès lors combattre, efficacement le mal, si l'on ne commence pas par s'attaquer à sa racine. Et cette racine, nous ne pouvons le taire, se trouve être la manière dont est relatée la passion dans les Evangiles. Les meilleurs historiens, qu'ils soient catholiques, protestants, ou agnostiques, reconnaissent qu'il s'agit là d'écrits, rédigés bien postérieurement aux événements, et tendancieux. C'est H. Hatzfeld qui écrivait dans Foi et Vie, « Pour se concilier les autorités dont son existence dépendait, l'Eglise primitive, de plus en plus formée d'éléments païens, ne pouvait que montrer son loyalisme et excuser les bourreaux romains... C'estexactement cette optique qui déforme les récits du procès de Jésus, où Pilate effectivement est dans la mesure du possible innocenté aux dépens des personnages juifs... Elle a déterminé une élaboration tendancieuse de l'histoire de la passion... Le mythe du juif déicide, est né, dans l'atmosphère de la polémique judéo-chrétienne du premier siècle, d'une reconstruction de l'histoire de la passion ». De son côté, toujours dans Foi et Vie, M. Goguel écrira: « A partir de 70, christianisme et judaïsme s'opposent comme deux blocs irréductibles. L'Eglise se sent héritière de la tradition religieuse d'Israël, les juifs n'étant plus qu'une synagogue de Satan, comme dit l'Apocalypse (2/9 - 3/a). Cette conception des juifs comme infidèles à la vocation qu'ils ont reçue de Dieu, et comme rebelles à la vérité, réagit naturellement sur la présentation de l'histoire évangélique et spécialement sur la relation de la passion. Là, elle a pour effet de faire porter sur les juifs toute la responsabilité de la mort de Jésus ».

Gravité de la question

Ainsi, se trouve confirmée la proposition 19 de Jules Isaac, conçue en ces termes: « Pour établir la responsabilité du peuple juif dans le procès romain, l'arrêt de mort romain, et le supplice romain, il faut attribuer à certains textes évangéliques une valeur historique qui est ici particulèrement contestable. Il faut passer sur leurs divergences, leurs invraisemblances. Il faut en donner une interprétation qui, pour être traditionnelle, n'en est pas moins tendancieuse et arbitraire ». Il n'y a accord, en effet, ni sur !a date, ni sur la personne du grand prêtre. On réduit l'occupant au rôle de bras séculier, d'exécutant des hautes oeuvres. Si l'on suit les synoptiques, le Sanhédrin, en violation des règles religieuses les plus strictes, aurait siégé la nuit, un vendredi soir, le soir de la Pâque. La condamnation aurait été prononcée au cours de la même séance. Procès et condamnation se seraient renouvelés le lendemain matin, c'est-à-dire le jour même de la Pâque, et un jour de Sabbat! Tout est combiné manifestement pour transférer sur le grand prêtre toute la responsabilité de la mort de Jésus, et on va jusqu'à mettre dans sa bouche, cette question absolument saugrenue pour une conscience juive: « Je t'adjure de me dire si tu es le fils de Dieu »! dans le sens que Paul donnera à cette expression longtemps après. Ce passage de la notion de messianité à celle de divinité, la substitution de la Cène au Séder, l'institution de l'Eucharistie, attestent de leur côté que tous ces récits n'ont pu être écrits qu'à une époque et dans un milieu où l'on n'avait plus la moindre notion du Judaïsme. Continuer à faire fond sur eux et se figurer les rendre inoffensifs en déclarant que « le peuple juif ne peut être tenu pour indistinctement coupable », ou bien, « que le peuple juif ne peut être taxé de déicide, puisqu'il ne savait pas que celui qu'il envoyait à la mort, c'était un Dieu, ou enfin « que ce sont les péchés de tous les hommes qui ont causé la mort de Jésus », c'est vouloir ignorer que le mythe juif est un mythe sanguinaire, profondément installé dans la sensibilité, l'imagination, le subconscient du monde chrétien. Que tous ces palliatifs soient absolument inopérants, rien ne le montre mieux que l'homélie, prononcée par Paul VI à l'occasion des Pâques, immédiatement après le Concile, en avril 1965, et dans laquelle il déclarait: « le peuple juif, peuple prédestiné pour recevoir le Messie qu'il attendait depuis des milliers d'années, et qui était entièrement absorbé par cet espoir et par cette certitude, au bon moment, c'est-à-dire lorsque Jésus arrive, parle et se manifeste, non seulement, il ne le reconnaît pas, mais encore, il le combat, le calomnie, l'injurie et, finalement, il le tuera ». En conséquence, le seul moyen d'empêcher de faire couler plus de sang innocent, est de se montrer plus respectueux de la vérité historique et plus que réservé à l'égard des textes où cette calomnie trouve son origine.

L'Eglise et l'Etat d'Israël

L'autre point sur lequel il ne semble pas non plus que l'attitude de l'Eglise ait véritablement varié, concerne l'Etat d'Israël. Le silence absolu de la Déclaration conciliaire et du Document romain sur les liens religieux et historiques entre le peuple juif et la terre sainte, est interprété, unanimement, chez nous, comme la preuve de l'absence totale de changement significatif dans ce nouveau regard jeté par l'Eglise sur le judaïsme. Là aussi, il y a bien eu, de la part du Comité épiscopal, une prise de position qui, pour être extrêmement mesurée, n'en a pas moins exigé un certain courage. Les termes qu'il a employés méritent d'être reproduits textuellement.

Après avoir indiqué « qu'il est actuellement plus que jamais difficile de porter un jugement théologique serein sur le mouvement de retour du peuple juif sur « sa » terre, et que les chrétiens « ne sauraient oublier le don fait jadis par Dieu au peuple d'Israël », le Comité ajoute que « la conscience universelle ne peut refuser au peuple juif, qui a subi tant de vicissitudes au cours de son histoire, le droit et les moyens d'une existence politique propre, parmi les nations ». Et il conclut: « c'est une question essentielle, placée devant les chrétiens comme devant les juifs, de savoir si le rassemblement des dispersés du peuple juif opéré sous la contrainte des persécutions et par le jeu des forces politiques sera finalement ou non, malgré tant de drames, une des voies de la justice de Dieu, pour le peuple juif et, en même temps que pour lui, pour tous les peuples de la terre ».

Comme on l'aura remarqué, il n'est question ici que d'une existence politique. Apparemment, elle ne saurait constituer pour l'Eglise, sur le plan proprement dogmatique, aucune difficulté. En effet, c'est le cardinal Danielou lui-même qui, dans sa conférence dialoguée aux Ambassadeurs, déclarait: « Il y a un côté donc par lequel Israël représente un aspect du visage complexe de l'humanité et en ce sens bien entendu il a absolument droit à l'existence, et j'ajouterai à la permanence, comme c'est le cas des autres cultures religieuses. Je souligne ce point car il y a certains aspects de la permanence que des chrétiens peuvent être amenés à contester, mais ce n'est aucunement la permanence du peuple juif, de la race juive, de la terre juive, de la culture juive, du génie religieux juif qui mérite de faire partie de la richesse totale de l'humanité jusqu'à la fin des temps. Ceci, il est essentiel de le dire, n'est contesté par aucun chrétien. Il ne s'agit pas d'absorber Israël dans quelque chose qui le rendrait infidèle à la grandeur de sa tradition nationale, culturelle, religieuse même, au sens de son génie religieux », lequel, soulignons-le, ne se situe pas sur le même plan que la Foi, telle que l'Eglise l'entend. Et cependant, ni le Concile, ni la Commission pontificale n'ont cru pouvoir aller jusque-là. Est-ce pour ne pas indisposer les pays arabes et islamiques, ou par manque de confiance dans l'avenir de l'Etat d'Israël? Toujours est-il, que l'Eglise persiste à l'ignorer même sous la forme d'un Etat temporel. A plus forte raison s'il fallait le considérer, sous son véritable jour, dans sa profonde réalité qui est d'essence messianique.

Le nouveau regard

Heureusement, le point que nous allons aborder maintenant, est moins décevant. Il s'agit de la manière dont l'Eglise considère désormais le judaïsme en tant que religion. Il est, semble-t-il, complètement révolu le temps où la Synagogue n'était rien d'autre, pour reprendre l'expression de Jean, que la Synagogue de Satan et où toutes les valeurs du judaïsme étaient l'objet d'un dénigrement systématique. Des travaux comme ceux de Travers Herford, du père Bonsirven, du père Demann, n'ont pas peu fait pour cette évolution. L'Eglise peut parler à bon droit d'un nouveau regard. Elle est parfaitement sincère. Le Document romain vient nous en apporter une preuve de plus. Une profonde mutation s'est opérée en elle à cet égard. Certes, encore une fois, il ne s'agit que d'orientations, de suggestions, pour l'application de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate. Elles ne sont donc absolument pas contraignantes. Elles supposent, par définition, la faculté — au niveau des exécutants —, de leur accorder ou de leur refuser leur adhésion intime. Toutefois, émanant d'une Commission pontificale spéciale pour les relations avec le judaïsme, créée en 1974, rattachée au secrétariat pour l'unité des chrétiens, et destinée, enfin, à servir de trait d'union entre Rome et les organismes de toutes les Conférences épiscopales chargées de ces questions, ces recommandations présentent l'avantage infiniment précieux d'engager dans une certaine mesure la Hiérarchie. Elles s'adressent aux catholiques du monde entier et elles nous renseignent très exactement sur l'importance reconnue par le Vatican aux valeurs du judaïsme, considéré comme religion, notion qui, encore une fois, n'est pas à confondre avec la Foi. Déjà sur un point le Document romain marque une ouverture d'esprit beaucoup plus grande que celle de la Déclaration conciliaire. Sous l'effet des initiatives prises en divers pays durant ces 9 dernières années, il se montre beaucoup plus attentif à toutes les richesses du judaïsme. Il ne réduit plus son message à la Loi écrite, comme naguère. Il parle « des composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme ». Il reconnaît que « à l'époque des apôtres, il constituait une réalité complexe ». Il recommande en outre « d'apprendre par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue ». Il dénonce la fameuse opposition entre la religion de la crainte, et celle de l'amour, et il reconnaît que « l'Ancien testament garde une valeur propre et perpétuelle non oblitérée par l'interprétation ultérieure ».

Confirmation de ce nouveau regard

On le voit, le Document romain prend à son compte la plupart des assertions du texte épiscopal. On y perçoit la même volonté de changement réel aussi bien dans les rapports humains que sur le plan religieux. On se souvient de la vigueur avec laquelle le Comité épiscopal s'était élevé contre toutes les calomnies accumulées au cours des siècles pour tenter de défigurer le judaïsme. Ce n'était plus la religion légaliste, pétrifiée, dont toute la mission avait consisté à être la figure, l'ombre, la promesse du christianisme, mais une fol vivante. L'antagonisme artificiellement suscité entre la loi et la grâce, la croyance et les oeuvres, l'esprit et la lettre, le ritualisme et la vie intérieure, le particularisme et l'universalisme, était démasqué. La reconnaissance due au peuple juif ne provenait plus uniquement de ce qu'il avait enseigné à l'humanité le monothéisme, la révélation, la transcendance de Dieu et ses attributs de justice et de miséricorde ainsi que ces hautes vertus que sont la repentance et le pardon des offenses. Mais en se demandant si aujourd'hui les chrétiens n'avaient plus rien à recevoir de la spiritualité juive, c'était la loi orale, le Talmud, si décrié auparavant, qui reprenait sa place, comme partie intégrante de la Révélation. Toute l'oeuvre des Pharisiens récupérait sa sainteté et son rôle prophétique. La Torah, prise dans son sens le plus large, avait droit à la vénération générale en raison non plus seulement de son apport dans le passé mais encore du progrès qu'elle était en mesure de promouvoir dans le présent. Du coup, notre indéfectible attachement à elle n'était plus un entêtement aveugle et pervers, mais « le signe même de la fidélité de Dieu à son peuple ». Comment dès lors, ne pas reconnaître que « la permanence et le caractère sacerdotal de notre vocation particulière étaient à considérer comme une sanctification du Nom, et comme faisant de la prière juive une bénédiction pour tous les peuples de la Terre •.

Bien des théologiens ont protesté contre cette manière d'apprécier le judaïsme. Mais le Document romain, en demandant au monde catholique tout entier de s'efforcer de • comprendre les difficultés que l'âme juive, justement imprégnée d'une très haute et très pure notion de la transcendance divine, éprouve devant le mystère du verbe incarné «, lui a pratiquement apporté sa caution et c'est pourquoi il est permis de parler d'une innovation capitale.

Réactions de la communauté

Aussi, n'est-il pas étonnant si cette justice rendue au judaïsme et aux juifs a provoqué un grand élan de reconnaissance. Sous l'effet de l'émotion on a eu tendance à faire dire à ces textes infiniment plus que leur portée réelle. Ainsi, après la publication des Orientations, on s'était empressé d'attribuer à l'Eglise la pensée qu'elle n'avait plus à convertir la communauté juive, du fait qu'elle « se reconnaissait dans la recherche d'un lien vivant avec elle ». La réponse ne s'est pas fait attendre. C'est l'abbé Laurentin qui, le 18 avril 1973, le lendemain de la publication des Orientations, faisait la mise au point suivante dans Le Figaro: « Le Document du Comité épiscopal renonce à convertir, a-t-on dit en simplifiant un peu. Plus précisément, il réprouve l'intention de détacher d'une manière déloyale une personne de sa communauté. Il motive cela non seulement par le respect d'autrui mais par cette affirmation que le christianisme ne vise pas à la disparition de la communauté juive, ce peuple étant l'objet d'une alliance éternelle. La vérité c'est que la conversion vient de Dieu... Le document épiscopal veut aider à promouvoir cette commune recherche sans minimiser pour autant l'importance de la vérité, de la conviction du témoignage,ni poser des bornes à la liberté de Dieu qui convertit les coeurs ».

Il n'est nul besoin de dire que la vérité dont il est question ici, est celle de l'Eglise. Le témoignage, c'est l'obligation pour tout chrétien d'annoncer Jésus, en s'en remettant pour le reste à la Grâce. On vient de nous le faire savoir, c'est Dieu, entendez Jésus, qui est à l'origine du mouvement qui pousse une âme à croire en lui. La conversion a son principe, non dans l'initiative du prosélyte, mais dans l'intervention de Dieu qui par Jésus appelle à lui qui II veut.

Voilà qui est clair. Et cependant avec une précipitation dont on ne sait si elle relève de l'ignorance ou de l'inconscience, c'est dans une publication juive sous la signature d'un de nos hommes de lettres, non dépourvu de talent par ailleurs, qu'on a pu lire ce commentaire du Document romain: « Le principal — on ne saurait trop le souligner — est la reconnaissance de facto par l'Eglise de Rome, du judaïsme en tant que plénitude religieuse, religion effective et salvatrice. Il ne s'agit pas ici d'une de ces concessions formelles administrative ou juridiques consistant à admettre que ce judaïsme figure officiellement sur la liste des catégories confessionnelles... C'est une reconnaissance fondamentale, en profondeur «.

Valeur relative du judaïsme

Un tel contresens sur la pensée profonde de l'Eglise est d'autant plus surprenant, que, c'est une justice à lui rendre, aussi bien la Déclaration conciliaire que les Orientations épiscopales, que le Document romain, ne cachent nullement ce qui est la préoccupation permanente du christianisme, ce qui fait sa raison d'être. Ils ne laissent planer aucun doute sur la valeur toute relative qui est reconnue au judaïsme. On peut dire que toutes les précautions sont prises pour prévenir tout malentendu. L'on ne ménage pas les expressions capables de nous mettre sur la voie. Car à bien voir, qu'est-ce qui, en dernière analyse, est porté à notre actif? Notre fidélité collective au Dieu Unique, notre ferveur à scruter les Ecritures, notre souci de conserver notre identité, notre effort pour nous rassembler en une communauté réunifiée, notre persévérance à rendre gloire à Dieu et à pratiquer des rites qui rappellent à tout instant à ceux qui les observent, la Seigneurie de Dieu. Certes, de tels mérites sont loint d'être négligeables, et il est heureux qu'ils soient enfin reconnus. Cependant, et nous touchons ici au point capital, ni ces manifestations de notre vitalité religieuse ni les principes moraux et les vérités religieuses que nous avons révélés au monde, ni même notre familiarité avec le sens intérieur de la loi auquel, avoue-t-on, ne furent étrangers ni les pharisiens, ni les maîtres du Talmud, ne sauraient procurer l'unique nécessaire. Toutes ces vertus sont radicalement incapables de nous donner le moyen de résoudre le seul problème qui compte: celui de la destinée future de notre âme. Elles sont tout juste bonnes pour ce monde-ci. Pour l'Eglise, tout le pouvoir de la Synagogue se limite à • offrir toute l'action humaine à Dieu ». Les commandements de la Torah n'ont d'autre efficace que • de sanctifier l'agir humain ». Le judaïsme • est une manière de bâtir le temps ». Si les Ecritures sont scrutées c'est • pour découvrir à la lumière de la révélation le sens de la vie humaine ».

Les qualités que le judaïsme développe n'ont donc de rapport qu'avec la morale. Elles concernent uniquement le temps passé ici-bas. C'est précisément ce que le pape Paul VI avait souligné, dans son discours d'ouverture à la 3e session du Concile, le ler octobre 1963. Parlant des religions non chrétiennes, Il convenait « qu'elles rendent à Dieu un culte par des actes de piété sincère et qu'elles appuient sur leurs croyances et leurs pratiques, les bases de la vie morale et sociale ». Mais pour tout ce qui concerne le sort de l'âme dans l'au-delà elles sont par elles-mêmes sans aucun effet.

Et il n'y a aucune inconséquence de la part de l'Eglise à se montrer attentive aux éléments positifs que peut comporter aujourd'hui encore le judaïsme. A n'en point douter, elle s'y sent poussée par un souci d'équité. Mais elle se demande également si le mépris systématique de tout ce qui était juif, pratiqué jusqu'ici, n'avait pas été le moyen le plus sûr de nous rendre plus réfractaires encore, plus imperméables à l'annonce de l'Evangile. C'est pourquoi d'un même mouvement elle professe une certaine estime pour nos valeurs, et en même temps, elle nous presse d'aller jusqu'au bout de ce qui est à ses yeux notre vraie vocation.

Unicité d'Israël

De son point de vue, en effet, Israël occupe une place à part, non pas du tout à cause de ce que l'humanité doit à son génie religieux. « Celui-ci est grand, déclarait le cardinal Daniélou, dans sa conférence dialoguée au Théâtre des Ambassadeurs. Mais le génie religieux d'autres peuples est aussi grand: celui de la Grèce, celui de l'Inde. Il ne s'agit là que de création humaine. Si Israël est unique, c'est qu'il a été le lieu d'actions divines qui sont précisément l'objet de la foi, telles que l'Election d'Abraham, la Libération d'Egypte, l'Alliance, la Prophétie. L'une de ces prophéties avait annoncé que Dieu interviendrait encore, à la fin des temps, pour établir définitivement Son Royaume. Or, quand cela s'est réalisé avec l'incarnation du Verbe dans le sein de la Virge Marie, les juifs ont refusé de croire que la suprême intervention s'est accomplie en Jésus ».

Voilà pourquoi Nostra Aetate proclame que l'Eglise « annonce et est tenue d'annoncer sans cesse Jésus, dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s'est réconcilié toutes choses ». Les Orientations nous le redisent: « l'Ancien Testament ne délivre son sens ultime qu'à lumière du Nouveau Testament ». Le Document romain le réaffirme: « Jésus Messie et Fils de Dieu, porteur d'un nouveau message, celui de l'Evangile, s'est présenté comme accomplissant et parachevant la révélation antérieure ».

Maintenant si Jésus est le sauveur, le médiateur par lequel il faut obligatoirement passer, c'est que selon le christianisme, Adam, notre premier ancêtre, portait en lui 2 images de Dieu: l'une, naturelle, imprimée dans notre âme et dans nos facultés, constitue l'essence de notre condition humaine, et fait de nous des êtres moraux, intelligents et libres, capables de résister au mal; la seconde, qui était surnaturelle, spirituelle, a disparu après la chute d'Adam. Elle produisait en lui la sainteté par l'infusion de la grâce, et lui donnait accès à l'intimité et à la vie même de Dieu. Or, la faute qu'il a commise, le péché originel, a eu pour effet de la détruire complètement, en lui, et dans tous ses descendants. Les conséquences en ont été littéralementcatastrophiques. En effet, selon l'Eglise, depuis cette défaillance, toute âme humaine arrive, sur cette terre, déjà maculée, souillée, déchue. Et quelle que soit notre bonne volonté pour effacer cette tare et nous régénérer, nous ne pouvons y parvenir. Rien, absolument rien, même pas la morale pratiquée au nom de Dieu, ne peut nous rétablir dans notre état d'innocence première. Les efforts les plus héroïques ne sauraient nous restituer cette ressemblance surnaturelle, dont dépend notre salut, notre béatitude dans l'au-delà. « Il est vain d'espérer arriver à la foi et au salut par nos propres actions », nous dit Paul dans l'épître aux Ephésiens (5/8), et il ajoute: « Tous les enfants d'Adam sont fils de la colère ».

Rejeté de Dieu, exclu de la félicité éternelle, rien ne serait plus atroce que le sort de l'homme, si Jésus, fils de Dieu et Dieu lui-même, n'était pas venu expier sur la croix la double malédiction qui pesait depuis 6.000 ans sur le genre humain. La restauration de la créature humaine, sa réhabilitation, sa résurrection à une vie nouvelle et son admission au Paradis parmi les bienheureux, sont désormais conditionnées par un seul facteur: la Foi, c'est-à-dire la croyance en la divinité de Jésus et en la vertu salvifique de sa passion, et cette Foi, elle-même est le fruit de la grâce, sur laquelle l'homme n'a aucun pouvoir. La grande affaire pour l'homme ici-bas est de posséder cette foi, la seule qui puisse sauver, selon l'Eglise.

Telle est la vérité à laquelle l'Eglise veut nous amener. Elle s'y emploie avec un zèle d'autant plus ardent que d'après elle, cette histoire d'un Dieu qui prend une forme humaine et meurt pour le péché du monde constitue l'essence même du message en vue duquel Israël a été élu. Pour elle, il n'y a pas le moindre doute, « Dieu inspirateur et auteur des Deux Testaments s'y est pris si sagement que le Nouveau Testament était caché dans l'Ancien et que l'Ancien devenait clair par le Nouveau. In Vetere Testamento novum Testamentum latet. ln Novo, vetus patet ». Abraham, lui-même, y avait cru. Il ne s'était pas trompé sur le sens de la promesse qu'il avait reçue de Dieu. Il savait que la bénédiction divine, selon laquelle il allait devenir une source de bonheur pour toutes les familles de la terre, ne se réaliserait que par la mort de Jésus sur la croix, seul sacrifice capable d'apaiser le courroux de Dieu et de le réconcilier avec le genre humain.

« Abraham, votre père, a tressailli de joie, à la pensée de voir mon jour. Il l'a vu et il a été rempli de joie • (Jean 8/56). Imprégné d'une telle interprétation de la vocation d'Abraham, François Mauriac, écrira dans son Bloc-Notes du 30 mars 1970: «Il reste à Israël d'avoir donné au monde, Abraham et la promesse qu'il incarnait, et à laquelle Israël n'a pas cru lorsqu'elle s'est accomplie sous ses yeux et qu'elle continue de s'accomplir. C'est à cette échelle qu'il faut concevoir le destin de ce petit peuple. Il ne sait pas, il ne voit pas pourquoi il est grand ».

Le but du dialogue

Si donc l'Eglise recherche le dialogue, c'est pour que nos yeux s'ouvrent à la lumière et que nous découvrions enfin la signification profonde de notre propre Torah, demeurée pour nous, selon elle, un livre fermé. Le Document romain ne le cache pas: « L'Eglise par nature, doit annoncer Jésus au monder en évitant que cela nous apparaisse à nous juifs « comme une agression » et en le faisant dans le plus rigoureux respect de la liberté religieuse •. Par devoir de loyauté, déclarait Paul VI en 1964, nous devons manifester notre conviction que la vraie religion est unique et que c'est la religion chrétienne, et nourrir l'espoir de la voir reconnue comme telle par tous ceux qui cherchent et adorent Dieu. Dans le premier numéro de Sens, le nouveau titre du bulletin de l'Amitié judéo-chrétienne, on a pu lire tout récemment: « Le désir pour les chrétiens de toujours témoigner de Jésus, voilà quelque chose d'essentiel au christianisme. Les chrétiens pensent même, selon les propres paroles de Jésus, que les juifs ont un droit prioritaire à bénéficier du message de Jésus. Il a invité les siens à être ses témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. Paul s'adressait d'abord aux juifs et, seulement après, aux non-juifs. Demander aux chrétiens de mettre cela entre parenthèses, c'est leur demander de cesser d'être chrétiens. En tout cas, pour sa part, l'Amitié judéo-chrétienne de France, ne leur fait pas cette demande... (d'autant moins) que devenir chrétien n'est pas le résultat d'une quelconque action convertisseuse mais de Dieu en personne, à qui l'homme répond s'il le veut •.

Ce que l'on espère, c'est comme nous le dit Daniel Louys dans le numéro de novembre 1972 de Vav, que « libre du complexe diasporique de méfiance et de durcissement idéologique, le peuple juif... récupère Jésus et prenne conscience du fait que la littérature néo-testamentaire serait une partie de la littérature juive ». Parvenir à nous persuader que l'Evangile nous dévoile la vérité la plus profonde de la Thora, et que le véritable dessein de Dieu concernant la création a été totalement réalisé par Jésus, vrai homme et vrai dieu, unique sauveur, voilà le but que l'Eglise poursuit inlassablement. Le pape Paul VI nous l'a rappelé en ces termes: « Il est digne de se souvenir que l'union du peuple juif avec l'Eglise, est une partie de l'espérance chrétienne. En effet, l'Eglise, selon l'enseignement de l'apôtre Paul (Rom. 11/25) avec une foi indestructible et un grand désir, étend l'accès du peuple juif à la plénitude du peuple de Dieu, comme Jésus l'a instauré •. Voilà qui est net et clair. Ne sont trompés que ceux qui veulent se tromper eux-mêmes.

Mgr Pezeril, l'un des auteurs des Orientations épiscopales, tenant à prévenir toute erreur d'interprétation, écrivait dans le Monde, dès le 27 avril 1973: « Il serait impie, déloyal et vain, au terme de cette analyse des Orientations, de minimiser notre désaccord fondamental et persistant sur la personne et la Mission de Jésus par lesquelles les chrétiens sont tout ce qu'ils sont. Ne pas marquer ce point relèverait de ce que Saint-Paul flétrit comme le silence de la honte ». De son côté, le cardinal Daniélou dans le Figaro du 28-29 avril 1973, soulignait: « le dialogue des juifs et des chrétiens est une chose grave. Il touche aux questions ultimes de la condition humaine. De grâce, dans ce monde où tout ce qui touche à ces questions est dévalué, où des considérations d'opportunisme masquent les véritables problèmes, gardons à ce dialogue sa profondeur. Eliminons tous les éléments passionnels qui, au cours des siècles, l'ont faussé. Mais éliminons aussi tout ce qui par un désir d'apaisement, le viderait de son contenu. Seule la franchise est saine, quand elle s'accompagne du respect et de l'amour des personnes. Le dialogue des juifs et des chrétiens a tout à y gagner ».

Nous ne pouvons que souscrire à de pareilles recommandations. Les esprits superficiels les jugeront pointilleuses et étriquées. Procéder autrement, c'est non pasfaire preuve d'intelligence et de générosité, mais, au contraire, donner dans le confusionisme, d'où rien de bon ne peut sortir. La franchise et la lucidité sont preuves d'honnêteté et, seules, elles sont payantes. S'accorder sur l'objet et sur les raisons du désaccord, c'est déjà, pour des partenaires, se témoigner de l'estime, du respect et de la sympathie par-dessus tout ce qui sépare.

C'est donc un devoir de loyauté pour nous que de dire avec la plus grande netteté, que tout dialogue devant porter sur Jésus — vrai homme et vrai Dieu, dans le sens attaché à cette formule par la Théologie et par l'Histoire — ne peut être qu'un dialogue de sourds. Laisser penser qu'une interprétation christologique de la Torah pourrait malgré tout finir par s'introduire dans le judaïsme, serait commettre une mauvaise action. Tout rapprochement avec l'Eglise sur ce point est absolument inconcevable. Et il n'y a évidemment rien de commun entre les raisons qui dictent notre attitude, et celles qui nous sont attribuées par l'Eglise.

Les raisons de notre refus selon l'Eglise

Si l'on en croit un de ses plus grands théologiens, notre refus proviendrait de ce que « le peuple juif a été le peuple élu durant 2 millénaires en vue d'une mission qu'il avait à accomplir. Mais cette élection était provisoire, au sens où il était appelé à ne pas retenir jalousement comme un privilège exclusif mais à la partager avec tous les peuples... (Or) l'aîné n'a pas voulu partager avec le prodigue » (Figaro 28-29 avril 1973). Ainsi, par pur égoïsme, par attachement vaniteux à ce droit d'aînesse et aux prérogatives qu'il comporte, nous nous serions opposés à ce que tous les hommes, sans distinction de race, de langue ou de condition rentrent en grâce auprès de leur père céleste, et nous aveuglant nous-mêmes sur la nature véritable de notre mission, nous lui aurions délibérément tourné le dos.

Un des textes qui sert de base à cette argumentation est évidemment la fin du chapitre 3 de l'Epître aux Galates où l'apôtre Paul leur déclare: « Vous tous qui avez été baptisés en Jésus, vous avez revêtu Jésus. Vous êtes tous fils de Dieu par votre foi en Jésus. Il n'y a plus ici ni juif, ni grec; il n'y a plus ni esclave, ni homme libre; il n'y a plus ni homme, ni femme. Vous êtes tous un en Jésus «. De son côté, Jean proclame: « Le Père a tout remis entre les mains de Jésus. Celui qui croit en lui a la vie éternelle, celui qui refuse de croire en Jésus, ne verra point la vie. Mais la colère de Dieu demeure en lui «. (Jean 3/35).

Me sera-t-il permis de dire que nous n'entendons absolument rien à ce langage. Et il reste entendu que si nous abordons ici un tel sujet, c'est uniquement parce que l'on persiste à vouloir mettre au compte de la Thora une telle philosophie de l'histoire. Si nous avons continué notre chemin sans tenir aucun compte du courant chrétien, c'est tout simplement parce que les problèmes auxquels il était censé apporter une réponse sont sans objet du point de vue du judaïsme. Jésus n'a pas été reconnu par nous, non pas parce qu'il aurait mis fin par sa mort à l'inimitié de Dieu vis-à-vis de la Gentilité, et qu'il nous aurait fait perdre ainsi tous les privilèges attachés à l'élection, mais tout simplement parce que pour nous il n'y a jamais eu de rupture entre Dieu et le genre humain. Cette idée d'une divinité ennemie de l'homme, qui la poursuit implacablement de sa haine et dont le courroux ne peut être apaisé que par le sacrifice de son propre fils, est un produit de la mentalité païenne. Elle n'a aucune racine dans le judaïsme. La désobéissance d'Adam qui en serait la cause a eu pour effet, selon le judaïsme, de rompre l'harmonie non pas entre Dieu et l'homme, mais entre l'homme et la nature. La tâche de l'homme consiste à la rétablir, et nous verrons comment un peu plus bas. N'en déplaise à Racine et à la Tradition dont il a été nourri, « le Dieu cruel, vengeur » n'est pas juif, et cette malédiction qui aurait pesé sur l'humanité depuis l'origine des temps, n'est pas juive non plus. C'est le jour même de sa défaillance, qu'Adam a fait pénitence, qu'il a comparu devant le tribunal divin et qu'il a été pardonné, nous dit un midrach de nos rabbins et ce n'est pas une pure invention. Il faut bien que les choses se soient passées ainsi, sans quoi toute la Torah devient incompréhensible. Quel sens pourraient avoir autrement la bénédiction qu'il accorde à nos premiers parents, hors du Jardin d'Eden, l'alliance qu'il conclut avec eux, celle qu'il établira avec toute l'humanité en la personne de Noê, seul juste de toute sa génération, de l'aveu même de l'Ecriture. Cette alliance, nous le verrons, n'a été rendue caduque ni par le pacte conclu avec Abraham ni par celui du Sinaï avec tout le peuple d'Israël. L'un comme l'autre n'ont d'autre but, en dernière analyse, que de la renforcer et d'amener l'humanité toute entière à l'observer scrupuleusement.

Principe et fin du judaïsme

C'est pourquoi selon la Torah, Dieu ne s'est jamais désintéressé d'aucune de ses créatures. Non seulement il accueille avec faveur, selon le prophète Malachie, « le pur encens que l'on brûle en tout lieu en son honneur mais encore il se penche avec une immense miséricorde sur tous les égarés, dont il souhaite le repentir pour qu'ils vivent. Cette vérité fait l'objet du livre de Jonas dont le pendant ne se retrouve dans aucune littérature religieuse. De qui s'agit-il? de Ninive, la capitale de l'Assyrie, l'ennemie mortelle d'Israël. Et cependant Dieu force Jonas à aller leur prêcher la repentance. L'appel a été entendu. Ils mettent fin à l'emploi de la force et la violence ne leur sert plus d'idéal. Ils comprennent enfin ce qu'est le sens d'une destinée humaine. Le pardon de Dieu leur est immédiatement acquis.

Ces affirmations se répètent sans cesse dans la Torah. Elles disent suffisamment ce qu'il y a lieu de penser de cet argument de la théologie chrétienne, qui donne comme raisons de notre résistance à la nouvelle doctrine notre désir de conserver traîtreusement toutes les faveurs de Dieu et notre volonté d'en exclure toute la gentilité comme si, selon la Torah, l'unité du genre humain n'était pas indestructible, et comme si Abraham et toute sa postérité n'avaient pas été distingués par Dieu, « pour être une source de bénédiction pour tous les peuples de la terre ».

Non, si l'Evangile a recruté la quasi-totalité de ses adeptes parmi les païens et n'a pas du tout pris en milieu juif, c'est parce qu'il ne s'inscrit pas du tout dans la ligne de la Torah. Les croyances fondamentales qui le caractérisent ne viennent pas du tout du judaïsme mais d'ailleurs. Toutes les tortures infligées au texte sacré ne pourront jamais faire qu'il leur serve de base scripturaire. On se trouve en présence d'une conception de Dieu, de l'homme, de leurs rapports, complètementétrangers au judaïsme. Pour tout dire, c'est l'objectif même de la vie religieuse qui est en opposition absolue avec les données essentielles de la Torah. Plutôt que d'un accomplissement, d'un parachèvement de l'Alliance du Sinaï, il faut parler d'un changement d'orientation radical. Sauf peut-être en ce qui concerne la morale. Elle est bien, quant à elle, celle du judaïsme mais amputée de tous les préceptes relatifs à la vie sociale, et assez sérieusement relativisée, du fait même d'avoir été greffée sur un système de croyances d'une inspiration qui s'apparente, il faut bien le dire, à celle des religions à mystères.

L'univers spirituel, dans lequel nous introduit la Torah, est complètement différent. Nous lui sommes rivés non par un vain désir de supériorité, mais par souci d'identité. Et, nos amis chrétiens voudront bien nous le concéder, il n'y a que nous qui sachions qui nous sommes. La définition de Jean-Paul Sartre, selon laquelle l'homme n'est pas ce qu'il est et il est ce qu'il n'est pas, ne saurait valoir pour le peuple d'Israël. L'Eglise aujourd'hui encore s'efforce de le convaincre que c'est en cessant d'être lui-même, en devenant chrétien, qu'il parviendrait à se réaliser pleinement comme peuple de Dieu. C'est pour le coup qu'il s'évanouirait complètement avec les vérités authentiques dont il est porteur, et qui représentent la grande chance de notre monde chancelant.

La Torah n'a d'autre but que de former une société parfaite capable par son rayonnement d'amener tous les peuples à chercher la justification de leur droit à l'existence dans leur contribution à l'édification d'un monde où l'éminente dignité de la personne humaine soit effectivement tenue pour la suprême valeur. Cette dignité est posée par la Torah dès l'entrée. Tout homme, du seul fait qu'il est homme, simplement homme, porte l'image de Dieu en lui. Celle-ci représente la plus grande grâce que Dieu ait pu nous accorder. Elle est ineffaçable, inaltérable, insurpassable. Nul n'en est privé et elle suffit à tout. Aucun autre don ne nous est nécessaire pour accomplir notre destinée. Avec elle, nous possédons toutes les ressources intérieures requises pour réaliser notre tâche. Et cette tâche consiste à parachever ce monde. Nous verrons comment, plus bas. Dieu l'a fait incomplet pour que nous ayons une part bien à nous dans l'oeuvre de la création. Si jusqu'à l'homme II a formé des créatures, arrivé à l'homme II crée un créateur, un être absolument libre, capable de devenir son associé, son collaborateur, son partenaire, dans le sens le plus plein de ce terme, c'est-à-dire capable de se faire son organe ou son obstacle, — ce que la Torah appelle un Ezer-Kenegdo. — Dieu l'a voulu ainsi. C'était la suprême preuve d'amour qu'il pouvait donner à l'homme. Mais c'était aussi le seul moyen pour lui de sortir du solipsisme où il était enfermé et de parvenir à la plus haute actualisation de lui-même. Car Dieu aspire à être présent dans ce monde. Les louanges des anges, qui ne peuvent faire autrement que de le glorifier, n'ont pour lui aucune saveur. C'est pourquoi il a brisé sa transcendance. Il a tiré du néant le monde où sa présence est déjà manifestée par les lois qui régissent l'univers. Elle est manifestée plus clairement par ses miracles, et davantage encore par cette justice immanente qui assure régulièrement le triomphe du bien sur les forces du mal. Mais c'est quand II règne sur les volontés libres, quand l'amour de l'homme répond à son amour, c'est alors qu'il est au sommet de la gloire. Et l'amour n'est lui-même qu'à la condition que dans son oui se dessine un non en filigrane.

Dignité inentamée de l'homme

Tel a été le plan primitif et la défaillance d'Adam ne l'a modifié en rien. Le judaïsme n'est le judaïsme, précisément, que parce que pour lui n'ont été entamés sur aucun plan, ni notre faculté d'initiative, ni notre dynamisme moral. Après la faute d'Adam, l'homme n'a pas été ravalé au rang d'objet fabriqué. Il se définit toujours par son pouvoir de se recréer spirituellement à tout moment et de fond en comble. Le salut ne peut donc être que le fruit de nos propres efforts. Si Dieu intervient, ce ne peut être qu'après, et simplement pour décupler nos forces. Personne ne peut se substituer à nous, même pas Lui, sous peine de tout fausser. « lm en ani mi li? ». Si je ne me prends pas moi-même en main, qui pourrait le faire à ma place? disait Hillel. La notion de grâce, selon laquelle Dieu serait Lui-même à l'origine du désir qui me porte vers Lui, et la notion d'imputation sont totalement absentes du judaïsme. Tout est entre les mains de Dieu, sauf l'amour que nous lui portons. Aussi, tous les matins, les premiers mots que nous disons sont: « Mon Dieu l'âme que tu m'as donnée est pure. C'est toi qui l'as créée, qui l'as formée et qui l'as insufflée en moi. Aussi longtemps qu'elle sera en moi, je te rendrai grâce ». Elle a donc conservé toute son intégrité et son dynamisme. Et il faut bien qu'il ne soit ainsi, sans quoi la Torah devient le livre le plus absurde qui soit, puisque le but qu'elle nous propose n'est autre que de devenir saints comme Dieu lui-même et qu'elle nous indique les moyens d'y parvenir.

Le pari de Dieu et la foi d'Abraham

Aussi, pour le judaïsme, la religion est-elle affaire, non de rédemption, mais d'éducation. Il s'agit d'actualiser les ressources spirituelles infinies que l'homme possède du seul fait qu'il est homme. Elle n'a donc de sens que si le dialogue avec Dieu est un dialogue de sujets autonomes, dans l'égalité absolue des libertés, et dans la réciprocité rigoureuse des rapports. Jouant sur le mot « Tamati » ma toute pure — il s'agit de la bergère du Cantique des Cantiques, qui symbolise la communauté d'Israël — nos Sages nous recommandent de lire « Teoumati » ma soeur jumelle et font dire à Dieu: « Je ne suis pas plus grand qu'elle et elle n'est pas plus grande que moi ».

Le judaïsme est donc aux antipodes de toute doctrine professant que « dès avant notre naissance, et sans que notre volonté consciente ait eu à se manifester, un drame s'est joué, d'essence mystérieuse, qui nous vouerait à la perdition si un secours d'en haut ne venait gracieusement nous y arracher ». Pour nous, ce qui est à l'origine de l'histoire, ce n'est pas un péché d'ordre surnaturel et qui ne peut trouver sa solution que sur un plan transcendant notre libre-arbitre, mais un pari. Le pari de Dieu, qui a poussé son amour pour nous jusqu'à miser sur nous, jusqu'à placer toute sa confiance et tout son espoir en nous pour que nous réalisions ses suprêmes aspirations. Ce pari continue toujours. Aussi, loin que notre béatitude future nous soit accordée par un pouvoir extérieur, mystérieux et quelque peu arbitraire, sans que nous ne puissions absolument rien par nous-mêmes pour nous-mêmes, c'est le sort de Dieu, en tant qu'Il est engagé dans cette aventure extraordinaire dans laquelle il s'est lancé en appelant ce mondeà l'existence et en s'en remettant à nous pour le parachever et en faire son Royaume, qui dépend essentiellement de notre bon vouloir. Le problème de la grâce se trouve donc inversé. Toute initiative part obligatoirement de nous. Nous, nous opérons. Dieu coopère seulement. Il a besoin de nous de la même façon, nous dit le Midrach, que la lampe a besoin d'huile pour éclairer. Que l'une ou l'autre vienne à manquer et dans ce monde il n'y a plus que ténébres. La seule différence — et elle est évidemment énorme — est que nous Lui devons absolument tout hormis la manière d'user de la liberté dont il nous a gratifiés. Lui ne nous doit absolument rien, hormis l'incarnation de sa volonté dans l'histoire, où elle ne peut s'inscrire que par l'homme, ainsi qu'il en a décidé lui-même par amour pour nous. A propos du verset d'Isaïe vous êtes mes témoins, a dit le Seigneur, le Midrach ajoute en Son Nom: « si vous témoignez, Je suis, sinon, Je ne suis pas ». Pour la Torah Dieu est. Mais II n'existe, dans le sens fort de ce terme, que par nous. Sur le plan de la transcendance, Il est pleinement lui-même. Mais il aspire à être présent à ce monde, et le monde le plus parfait et le plus difficile d'immanence qu'il recherche, consiste à régner à travers des volontés absolument libres. On résumerait assez fidèlement, croyons-nous, le judaïsme en disant: Dieu s'est fait manque d'être — le fameux Tsimtsoum de la Kabbale — pour que l'homme soit et pour que par l'homme, il puisse lui-même exister dans le sens que la philosophie contemporaine donne à ce terme.

C'est Merleau-Ponty qui, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, parlait de ce paradoxe déjà aperçu par le Midrach, « de l'Etre total qui, par avance, est tout ce que nous pouvons être et faire, et qui pourtant ne le serait pas sans nous et a besoin de s'augmenter de notre être propre. Nos rapports avec lui, ajoutait-il, comportent un double sens: le premier selon lequel nous sommes siens, le second selon lequel il est nôtre. Entre nous-mêmes et l'Etre total, il y a une relation qui demeure toujours réciproque ».

Mais qu'est-ce que Dieu attend de l'homme. En vue de quelle fin l'a-t-il ainsi créé. Quelle est la mission qu'il lui a assignée, bref, quel est l'objet fondamental de la religion, selon le judaïsme. On en a déjà une idée par les 7 commandements de la loi Noahide, qui sont destinés au genre humain tout entier. Sauf le ler, relatif à Dieu, où ils trouvent leur fondement, les autres sont relatifs au prochain. Ils représentent les exigences les plus élémentaires de ce que Bergson appelle la morale statique. Ce sont donc des commandements négatifs. Il s'agit de ne pas nuire à ses semblables. Mais ils suffisent complètement aux gentils pour mériter le titre de Juste et obtenir le salut. Ceux qui les observent sont désignés par nos Sages comme étant « les Justes d'entre les Nations qui ont droit à la vie future ».

Toutefois, il faut arriver à notre premier patriarche, pour avoir une idée à la fois précise et complète de l'essence de la religion, selon le judaïsme. La Torah, en un certain sens, n'est rien d'autre que l'explicitation de la foi d'Abraham dont la signification réelle n'a absolument rien de commun avec celle que l'Eglise, depuis Paul, persiste à lui attribuer.

Précisons tout de suite que si dans cette humanité indistincte dont il fait partie, la grande figure de notre patriarche se détache, ce n'est nullement en fonction d'un acte quelque peu arbitraire. Toute préférence est odieuse et, à plus forte raison, si elle est le fait du Dieu de la Torah, défini dès la première page, comme étant le Créateur du Monde et le père du genre humain. Dieu, selon le judaïsme, n'élit que ceux qui l'ont déjà choisi.

Toute vocation est essentiellement non pas une réponse de l'homme à l'appel de Dieu, mais une réponse de Dieu à l'appel de l'homme. La Torah commence bien le récit de la vie d'Abraham d'une manière abrupte. C'était un inconnu, et voici que tout à coup il reçoit la promesse de devenir le père de nombreuses nations et d'être une source de bénédiction pour tous les peuples de la terre. Mais ne nous y trompons pas. Tout ce qu'elle nous dit de lui ensuite, les 10 épreuves auxquelles il est soumis et qui culminent avec le sacrifice d'Isaac, son fils unique, apportent à tous la preuve que nul, plus que lui, ne méritait de devenir le héraut de Dieu.

Et il va de soi que si Dieu se décide à l'éprouver, c'est qu'Abraham lui-même avait commencé par le chercher. Il était arrivé, par lui-même, à découvrir son essence et, partant, la manière dont il fallait l'adorer. Fils d'un fabricant d'idoles, idolâtre lui-même, c'est à l'âge de 3 ans, en sortant de la grotte où il s'était réfugié pour échapper au roi Nemrod qui en voulait à sa vie, qu'il pose les fondements de la religion d'Israël. Voyant le soleil, qu'il avait pris pour Dieu, faire place, la nuit venue, à la lune, qui disparaîtra à son tour, il parvient à cette conclusion que Dieu ne peut être confondu avec aucune de ses oeuvres. L'incorporéïté de Dieu, sa qualité de pur esprit datent de ce jour-là et la Torah ne cesse de revenir sur ce caractère du Dieu d'Israël. Il sera affirmé avec une solennité absolument exceptionnelle dans le Décalogue dont le 2e commandement nous prescrit de ne point nous représenter Dieu, sous aucune forme corporelle, au moyen ni de ce qui est au ciel, ni de ce qui est sur la terre, ni de ce qui est dans l'eau. Et après la scène du Sinaï, le premier soin de Moïse sera de bien mettre en garde nos ancêtres qu'ils n'avaient rien vu et qu'ils avaient simplement entendu une voix.

Justice et charité, seule voie d'accès à Dieu

A l'exemple d'Abraham, le judaïsme refuse, en ce qui concerne la nature métaphysique de Dieu, d'aller plus loin. C'est pourquoi, ni la Torah, ni le Talmud, qui ne cessent de nous parler de Lui, ne contiennent d'exposé cohérent et systématique de la théodicée. Alors que les autres confessions qui se réclament de la Bible vivent de la théologie, et ne subsistent que par elle, le judaïsme, lui, n'a pas de théologie si par théologie il faut entendre la préoccupation de la réalité divine ou supra-sensible prise en elle-même, et non plus dans son rapport avec la vie religieuse de l'homme. Pour nous, Dieu, tel qu'il est en lui-même, dans sa pure transcendance, échappe complètement à notre entendement. Il nous dépasse infiniment. Son essence est réfractaire à toute définition qui ne peut que la dénaturer. Nous savons de lui simplement qu'Il est, que Lui seul est, que tout découle de Lui. Mais notre intelligence est sans prise sur lui. Il est le Tout-Autre. Tout ce que nous pouvons dire de sa réalité profonde est littéralement absurde. Elle ne peut fournir matière aux spéculations métaphysiques. Ni la raison, ni l'intuition, ni la contemplation ne peuvent percer le mystére de son Etre, et nous donner une idée, de ce qu'Il est en Lui-même. Le judaïsme s'en tient toujours à la réponse qu'Il a faite lui-même à Moïse. « Je suis qui je suis ». Mon essence est ce qu'elle est. Elle n'est pas à la portée de votre esprit.

Quels que soient nos efforts, nous ne pourrons jamaisparvenir à une connaissance positive de la divinité par la voie intellectuelle. L'ultime vérité à laquelle celle-ci nous conduit, c'est de savoir ce qu'Il n'est pas. Notre raison n'arrive à l'approcher que par l'intermédiaire d'attributs négatifs. Même l'unité de Dieu, ce pivot de la Torah, ne saurait échapper à cette règle. La remarque est du grand rabbin J. Weill: • Le Dieu Un du judaïsme n'est pas l'unité abstraite, simple concept vide, ou unité de substance, hors de ce qui n'est point vie. Il est l'Unique. Mais cette notion est d'abord négative, exclusive. La religion de l'Unique exclu tout polythéisme — adoration de plusieurs puissances — tout paganisme, toute divinisation d'une chose ou d'un être fixe. Elle exclut le dualisme, le monothéisme trinitaire et tous les monismes panthéistiques ».

Toutefois, on le reconnaît bien volontiers, si important qu'il soit pour l'homme de savoir que Dieu n'est ni corporel, ni multiple, ni non-conscient, ni non-omniscient, ni non-tout-puissant, la découverte d'Abraham se serait réduite à bien peu de choses, à un simple déisme s'il s'était arrêté là. Le progrès décisif que lui doit la conscience religieuse et qui fait que l'humanité n'aura plus désormais d'autre choix que de le suivre ou de le contredire, sans jamais pouvoir inventer quoi que ce soit de nouveau dans le domaine de la vie spirituelle, tient dans cette seconde démarche: dans l'infinité d'attributs dont la nature divine est riche, Abraham comprend qu'il n'y en a que deux qui puissent être appréhendés par l'homme. Ce sont ses attributs de justice et de charité. C'est par eux qu'Il se définit pour l'homme. Le Dieu du judaïsme est un Dieu qui est en rapport avec la conscience morale. En face du mystère de Dieu qui nous enveloppe de toute part et qui a inspiré aux hommes les pratiques les plus étranges et parfois les plus aberrantes et les plus monstrueuses, le génie d'Abraham nous dévoile cette vérité que la morale est la plus haute manifestation du divin. Elle est la voie royale qui mène infailiblement jusqu'à lui. C'est cela la foi d'Abraham et rien d'autre. Le judaïsme ne se borne pas, comme les autres confessions, à avoir une morale. Il est la religion de la morale. Il professe le culte de la morale. On a pu dire de la Torah qu'elle était la table d'orientation des valeurs morales. La mission du peuple d'Israël est de sanctifier la morale. Et Dieu se reconnaît si bien dans cette conception qu'Abraham se fait de la vie spirituelle, que c'est par lui qu'il veut se faire connaître de l'humanité entière. Pour le père des croyants, le chemin de Dieu consiste à pratiquer le Juste et le Bien.

Tout le message de la Torah tient dans ces deux mots. Il sera repris indéfiniment. Tous nos prophètes le répèteront inlassablement. « On t'a dit, ô homme, ce qu'est le bien et ce que Dieu attend de toi: simplement de pratiquer la justice et d'aimer la charité en marchant humblement devant Lui » proclame le prophète Michée (6/8). Beaucoup plus tard, en l'an 50 avant notre ère, Hillel, répondant à un païen qui lui demandait de résumer toute la Torah en une seule phrase, lui donna cette réponse: « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. C'est là toute la Torah, le reste n'en est que le commentaire ».

Il en résulte que, pour le judaïsme, la connaissance de Dieu relève non de la spéculation métaphysique, ni de l'intuition, ni de la contemplation, mais de l'action. Puisqu'Il est essentiellement « Middat Hadin » et • Middat Harahamim », Justice et Charité, le seul moyen de Le connaître positivement est de l'imiter dans toutes les voies, en concrétisant ces deux principes, à tous les niveaux et sur tous les plans du réel. Ainsi, quand sa volonté agit, non pas en nous mais par nous, quand notre volonté coïncide avec la sienne et la traduit librement dans la vie quotidienne, alors nous sommes en Lui, nous sommes introduits au plus intime de son Etre, et Il est en nous.

Mais si la morale représente pour le judaïsme la valeur suprême, puisqu'elle exprime, nous venons de le voir, l'essence du divin, il en découle nécessairement, qu'il n'est aucune créature humaine qui ne puisse avoir prise sur Dieu et faire partie de son peuple. Il suffit de pratiquer en son Nom ces 7 commandements de la loi Noahide qui sont à la portée de tous indistinctement.

C'est pourquoi nos Sages nous disent que quiconque renonce à l'idolâtrie et aux pratiques immorales dont s'accompagne le culte des idoles, est réputé hébreu. Et dans le même sens, un texte du Tana Débé Eliaou nous assure « qu'il n'y a ni juif, ni païen, ni homme, ni femme, ni maître, ni esclave, mais l'Esprit saint repose sur quiconque accomplit les bonnes oeuvres ».

Il en résulte aussi que le problème de la libération de l'homme et du salut, n'a aucun sens pour le judaïsme. C'est en contribuant à libérer l'homme que je fais mon salut. Il n'y a pas d'un côté la cause de Dieu, et de l'autre celle de l'homme. La cause de l'homme est la cause même de Dieu. Et l'homme n'en est pas pour autant déïfié. Loin de là. Nous savons que nous ne sommes que vanité et pâture de vent. Toutefois, notre effort pour ériger autrui en fin en soi, lui, n'est pas néant. Par lui, nous marquons du sceau de l'éternité les instants évanescents de notre existence éphémère.

Telle est la portée illimitée de l'universalisme juif. Il identifie complètement la vie spirituelle ou surnaturelle avec la vie morale. Et conséquemment, il ne prive absolument aucune créature humaine, quel que soit son horizon géographique ou philosophique, de son pouvoir de s'accomplir spirituellement dans les conditions mêmes où elle se trouve et sans jamais cesser d'être elle-même.

Le rôle d'Israël dans la famille humaine

Aussi y a-t-il lieu de se demander: pourquoi Israël? Israël occupe une place à part en tant qu'héritier de la vocation d'Abraham. Il s'est à son tour mis, en tant que peuple, au service de Dieu pour veiller sur le bien commun de l'humanité. Sa mission est de faire triompher cette conception de la vie religieuse qui consiste à identifier le royaume de Dieu avec le règne de la morale, à substituer dans toutes les sphères du réel l'ordre moral à la loi de la jungle. Ce particularisme ne s'oppose pas à l'universalisme. Il en est la condition. Les valeurs morales ne rayonnent que si des individus leur vouent toute leur existence, en font la grande affaire de leur vie, leur unique raison d'être.

C'est le cas d'Israël. L'ordre sacerdotal qu'il constitue, ne lui impose pas seulement une attitude dynamique en se créant des devoirs toujours plus exigeants. Il est tenu en outre d'observer tous ces commandements proprement religieux qui n'incombent qu'à lui seul. Toutes ces lois cérémonielles ont en effet pour but essentiel de maintenir constamment présent à son esprit l'engagement pris au Sinaï d'introduire l'exigence morale dans toutes les sphères de la réalité, qu'il s'agisse des relations interpersonnelles ou internationales, de la vie politique et économique ou de la vie sociale. Pour le judaïsme, la vie spirituelle n'est réelle que si elle spiritualise tout le temporel, c'est-à-dire si elle le moralise.

Tel est le sens précis de l'Election d'Israël. Nousdire, par conséquent, que nous n'avons pas voulu la partager est un non-sens. Une vocation, par définition, ne se distribue pas mais se revendique. C'est un bien vacant qui appartient à quiconque veut de lui. Et inversement, si on ne s'y sent pas porté, on ne déchoit pas pour autant. L'essentiel est pour chacun de bien accomplir sa tâche, au poste qui est le sien. Israël est le peuple premier-né à une vie nationale authentique. Il est, selon l'expression du prophète Jérémie, les prémices de la récolte de Dieu. Il n'est là que pour favoriser la naissance d'autres fils et activer la maturation d'autres moissons. Il attend avec impatience le moment où l'humanité toute entière faisant de la Loi Noahide un absolu, atteindra le plein épanouissement d'elle-même. Dieu pourra enfin s'écrier: « Bénis soient mon peuple l'Egypte, l'Assyrie l'oeuvre de mes mains, et, ne venant qu'en troisième lieu, Israël mon héritage » (Isaïe 19/25).

Judaïsme, religion non pas universelle mais universaliste

Le judaïsme n'ambitionne donc pas de devenir une religion universelle, ce qui ne va pas sans un certain esprit de totalitarisme. Israël, peuple de prêtres, n'a pas la prétention d'imposer à tous, je ne dirai pas ses dogmes qui ne sont autres que les vérités de la religion naturelle, mais ses rites et ses pratiques. Le judaïsme est universaliste. C'est tout autre chose. Il reconnaît à chacun le droit à la différence même sur le plan dogmatique. Il estime que les seules valeurs universelles sont les valeurs morales. Complètement transparentes pour la conscience, s'imposant à elle sans contrainte et sans violence, elles sont en droit d'exiger le respect de tous parce qu'elles sont la condition nécessaire et suffisante de la cohabitation de tous les hommes dans un même univers. Comment, animés d'un idéal aussi généreux, pouvons-nous être taxés d'exclusivisme, on ne parvient à le comprendre que si l'on se rend compte qu'en nous invitant à dépasser notre particularisme qui, on l'a vu déjà, n'est pas l'opposé mais la condition même de l'universalisme. l'Eglise vise en réalité notre volonté de persévérer dans notre être et d'être nous-mêmes irréductiblement pour mieux servir les autres. Son objectif constant est de faire adopter au peuple juif son credo. Tous les moyens lui semblent bons, depuis la captation d'identité — Verus Israel — jusqu'à la reprise, mais en l'augmentant d'une dimension métaphysique, du vieux mythe gréco-romain du juif ennemi de l'humanité.

On mesure dès lors la distance infinie qui sépare le judaïsme du christianisme, dès que l'on veut porter la discussion sur le plan dogmatique. Tandis que l'un poursuit la conversion du genre humain tout entier à l'idéal moral, l'autre s'assigne comme but de convertir le genre humain tout entier à une vérité qui se donne elle-même pour un mystère. Cette différence irréductible a été admirablement saisie par le père Dupuy qui formule lui-même les réserves les plus expresses sur la possibilité d'un dialogue sur le plan de l'exégèse. Il note avec infiniment de justesse et de profondeur « que le christianisme est devenu une religion essentiellement dogmatique, tandis que le judaïsme est principalement une religion éthique. L'exégèse chrétienne est constamment dogmatique. Quand nous, chrétiens, abordons les questions de l'éthique, nous faisons encore de la dogmatique. Quand les juifs, au contraire, abordent une question dogmatique, ils reviennent encore à l'éthique ». Ces remarques du père Dupuy sont infiniment précieuses. Elles vont au coeur même du problème qui divise le judaïsme et le christianisme. Ce qui nous sépare, en effet, ce n'est pas uniquement le passage de la notion de messianité à celle de divinité, l'inattention manifestée à l'égard de l'unité rigoureuse et de la pure spiritualité de Dieu, et toute cette économie du salut conditionnée par le baptême, les sacrements et l'Eucharistie. Si toutes ces croyances n'étaient pas présentées comme constituant le message authentique de la Torah et si, directement ou indirectement, on ne cherchait pas à nous les faire partager, nous ne leur accorderions ni plus ni moins d'attention qu'aux croyances des autres confessions. Mais ce qui a rendu le dialogue vraiment impossible, jusqu'à présent c'est la répercussion de toute construction dogmatique sur la morale elle-même dans l'Eglise.

Loin de nous la pensée de nier le progrès que le Christianisme a fait faire à l'humanité. Nos plus grands penseurs se sont demandé si le Christianisme et l'Islam n'avaient pas joué un rôle providentiel pour rapprocher Ic monde païen de l'objectif essentiel de la Torah. Il n'empêche que le fait de contester à la morale, même pratiquée au nom de Dieu, la vertu de procurer le salut aux non-chrétiens, a malheureusement contribué très sensiblement à déformer la conscience et à relativiser le respect inconditionnel, absolu, dû à l'éminente dignité de la personne humaine. Qu'on le veuille ou non, à partir du moment où l'unité du genre humain, l'incommensurable valeur de la personne humaine et la fraternité universelle ne découlent plus exclusivement de l'image divine que chaque homme porte en lui du seul fait qu'il est homme, mais dépend de l'adhésion à un credo qui exclut ceux qui le refusent de la société de Dieu, les pires crimes contre l'homme deviennent possibles. Or, malheureusement, la primauté des vertus théologales, par rapport aux vertus morales, la subordination de l'éthique à des vérités proprement dogmatiques, constituent aujourd'hui encore un des principaux obstacles à l'établissement d'une république universelle.

C'est Jacques Maritain qui nous le dit: « La créature humaine ne peut être respectée que dans sa liaison à Jésus, qu'en tant qu'elle tient tout de lui et qu'elle est réhabilitée en lui ». C'est le pape Paul VI qui dans Gaudium et Spes, rappelle « que c'est seulement dans le mystère du verbe incarné que le mystère de l'homme trouve sa vraie lumière » et il ajoute: « Si nous ne sommes pas unis à Jésus, nous n'avons plus de raison d'appeler les hommes nos frères, plus de motif de nous sacrifier pour eux, ni de raison de découvrir sur chaque visage humain, l'image de celui du Christ. Si nousn'avons pas la foi, l'espérance, la charité, les trois vertus théologales, nous sommes des aveugles contraints à être les esclaves de la terre ». St-Jean avait dit: « Nul ne peut aller à Dieu, si ce n'est par Jésus •. Et le cardinal Renard nous explique dans son livre: La vie et la Foi paru en 1973 que « la morale chrétienne procède toute entière de la foi en Jésus et ne contient rien d'autre que l'exigence même de cette foi. Pour être frères il faut être membre de Jésus, sauvé, sanctifié, divinisé par lui, en lui, étant incorporé par les sacrements et surtout par l'Eucharistie ».

La seule issue

Disons-le franchement, c'est une pareille position qui creuse un fossé infranchissable entre les consciences, rend impossible toute communication. Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de demander à l'Eglise de modifier ses dogmes. Ils sont ce qu'ils sont, et c'est son droit absolu que de professer les croyances qui représentent pour elle la vérité. Jamais nous ne nous permettrons de formuler le moindre jugement à leur égard et jamais nous ne ferons quoi que ce soit pour détourner un chrétien de sa foi. Ce qui nous importe, c'est uniquement que de part et d'autre, on adhère à la même échelle de valeurs, et surtout que l'on reconnaisse à la morale, pratiquée au nom de Dieu, un rôle déterminant pour le salut de tout homme, quel qu'il soit. Que chaque confession exige en outre, de ses propres adeptes, l'adhésion à un credo particulier, c'est parfaitement admissible. Ainsi, le judaïsme ne demande rien d'autre à la Gentilité que la pratique des 7 commandemenst Noahides, qui représentent les exigences les plus élémentaires de la morale statique. De ses fidèles, il réclame infiniment plus. Ils doivent non seulement satisfaire aux exigences de la morale dynamique mais encore obéir à une foule de prescriptions proprement religieuses.

Si l'Eglise ainsi que l'Islam pouvaient adopter une attitude analogue, c'est alors que les religions dites bibliques pourraient conjuguer efficacement leurs efforts et devenir une force spirituelle authentique. Elles seraient alors capables d'agir puissamment sur le cours de l'histoire. Elles seraient en mesure de conduire le monde vers ses plus hautes destinées, pour le plus grand bonheur des hommes et la plus grande gloire de Dieu.

241 visualizzazioni.
Inserito 01/01/1970